Le XVIIIème siècle des philosophes : La bande des quatre

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Rien de bien original dans ce choix de textes, un pour chacun des philosophes les plus universellement connus. Cette promenade a pour but de rappeler les grands thèmes et les principaux procédés des philosophes du XVIIIème siècle.


Montesquieu (1689-1655)

Lettres Persanes (1721)

Montesquieu combine deux genres, le roman épistolaire (destiné à faire fortune tout au long du XVIIIème siècle) et le roman à l’orientale (avec une intrigue de harem trop souvent oubliée mais très intéressante parce qu’elle précise la pensée de l’auteur sur les femmes et le monde islamique) pour donner un point de vue de Persans, apparemment candide et donc objectif sur ce qui ne va pas chez nous, et que nous ne voyons même plus, sous le poids des habitudes et des préjugés. L’auteur nous fait sourire, évidemment, à travers ce portrait de Louis XIV en fin de règne, mais la satire n’est plus simplement morale, elle devient nettement politique : il faut réformer le système de la monarchie absolue. Les œuvres « sérieuses » de Montesquieu (notamment le monument fondateur de la science politique que constituera l’Esprit des Lois) préciseront pourquoi et comment.

Usbek à Ibben, à Smyrne.

    Le roi de France est vieux. Nous n’avons point d’exemple dans nos histoires d’un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu’il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir: il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son état. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste sultan, lui plairait le mieux: tant il fait cas de la politique orientale.

   J’ai étudié son caractère, et j’y ai trouvé des contradictions qu’il m’est impossible de résoudre: par exemple, il a un ministre qui n’a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu’il la faut observer à la rigueur; quoiqu’il fuie le tumulte des villes, et qu’il se communique peu, il n’est occupé depuis le matin jusqu’au soir qu’à faire parler de lui; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes qu’il aurait sujet de le craindre à la tête d’une armée ennemie. Il n’est, je crois, jamais arrivé qu’à lui d’être en même temps comblé de plus de richesses qu’un prince n’en saurait espérer, et accablé d’une pauvreté qu’un particulier ne pourrait soutenir.
    Il aime à gratifier ceux qui le servent; mais il paie aussi libéralement les assiduités, ou plutôt l’oisiveté de ses courtisans, que les campagnes laborieuses de ses capitaines: souvent il préfère un homme qui le déshabille, ou qui lui donne la serviette lorsqu’il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles: il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des grâces; et, sans examiner si celui qu’il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel; aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
    Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments: il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui tous les trônes se renversent; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.
    A Paris, le 7 de la lune de Maharran, 1713.

Questions :

1) Par quels procédés Montesquieu insiste-t-il plus sur les défauts du roi que sur ses qualités?
2) La dernière phrase de la lettre est-elle vraiment admirative ?


Voltaire (1694-1778)

Traité sur la tolérance (1763)

Voltaire est un libéral, à tous les sens du terme : pour lui la liberté économique ne peut fonctionner que dans la liberté politique (il veut un système parlementaire à l’anglaise), elle-même inséparable de la liberté religieuse. Voltaire est déiste; il est surtout adepte de la tolérance religieuse. Il faut faire lire et relire ce texte à nos élèves du XXIème siècle, même si Voltaire fait surtout allusion dans la deuxième moitié du premier paragraphe aux différences entre catholiques et protestants :

Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse ; c’est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s’il est permis à de faibles créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers, d’oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l’habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni envier, ni de quoi s’enorgueillir.

      Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.

Questions :

1) Relevez des périphrases ; pourquoi Voltaire en utilise-t-il autant ?
2) Le dernier paragraphe du passage parle-t-il seulement de religion ?


Diderot (1713-1784)

Supplément au voyage de Bougainville

Dans ce texte écrit en 1772 (publié en 1796), Diderot s’amuse à imaginer que Bougainville a censuré certains passages de son récit de voyage autour du monde (publié en 1771), notamment ceux qui concernent le séjour sur l’île de Tahiti. Dans le « vrai » texte, Bougainville raconte que les Français ont été en général très chaleureusement accueillis par les Tahitiens, que seul un vieillard avait semblé renfrogné, mais qu’il était resté silencieux. Diderot imagine que Bougainville aurait censuré les propos de ce Tahitien. Il est vrai que ces deux discours successifs dénoncent violemment le principe même de toutes les colonisations, et présentent les « sauvages » comme moins barbares que les « civilisés », ce que nous avions déjà lu chez Montaigne. Ce vieillard tahitien nous tend un miroir qui permet de dénoncer les défauts de notre propre civilisation, fondée sur la propriété, l’inégalité et la violence.

Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s’attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s’avança d’un air sévère, et dit :

 » Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l’autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. (Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d’échapper à un funeste avenir ; mais j’aimerais mieux mourir que de vous eu donner le conseil. Qu’ils s’éloignent, et qu’ils vivent. « 

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta :  » Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.

Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.

Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, titre des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête pas de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

Questions :

1) Comment Diderot dramatise-t-il son récit?
2) Etudiez les procédés polémiques de ce texte.


Rousseau (1712-1778)

Projet de constitution pour la Corse (1763)

Rousseau est de précurseur du romantisme français ; nous l’établirons. Mais il est un philosophe. L’auteur du Contrat Social a écrit aussi ce méconnu Projet de Constitution, que les Corses lui avaient demandé à l’époque où ils ont pu espérer l’indépendance, entre les dominations génoise et française. Bien–sûr, c’est Rousseau qui écrit, et les Corses sont pour lui, comme les Suisses, les derniers « bons sauvages » de l’Europe ! Mais le philosophe fait son travail de constitutionnaliste : les Corses ont droit à la liberté, or la liberté repose sur la loi. La Déclaration des Droits de l’Homme ne dira pas autre chose.

Dans quelque vue que la nation corse veuille se policer, la première chose qu’elle doit faire est de se donner par elle-même toute la consistance qu’elle peut avoir. Quiconque dépend d’autrui et n’a pas ses ressources en lui-même, ne saurait être libre. Des alliances, des traités, la foi des hommes, tout cela peut lier le faible au fort et ne lie jamais le fort au faible. Ainsi laissez les négociations aux puissances et ne comptez que sur vous. Braves Corses, qui sait mieux que vous tout ce qu’on peut tirer de soi-même ? Sans amis, sans appuis, sans argent, sans armée, asservis à des maîtres terribles, seuls vous avez secoué leur joug. Vous les avez vus liguer contre vous, tour à tour, les plus redoutables potentats de l’Europe, inonder votre Île d’armées étrangères ; vous avez tout surmonté. Votre seule constance a fait ce que l’argent n’aurait pu faire; pour vouloir conserver vos richesses vous auriez perdu votre liberté. Il ne faut point conclure des autres nations à la vôtre. Les maximes tirées de votre propre expérience sont les meilleures sur lesquelles vous puissiez vous gouverner.

Il s’agit moins de devenir autres que vous n’êtes, que de savoir vous conserver tels. Les Corses ont beaucoup gagné depuis qu’ils sont libres, ils ont joint la prudence au courage, ils ont appris à obéir à leurs égaux, ils ont acquis des vertus et des moeurs, et ils n’avaient point de lois, s’ils pouvaient d’eux-mêmes rester ainsi, je ne verrais presque rien à faire. Mais quand le péril qui les a réunis s’éloignera, les factions qu’il écarte renaîtront parmi eux et, au lieu de réunir leurs forces pour le maintien de leur indépendance, ils les useront les uns contre les autres et n’en auront plus pour se défendre, si l’on vient encore à les attaquer. Voilà déjà ce qu’il faut prévenir. Les divisions des Corses ont été de tout temps un artifice de leurs maîtres pour les rendre faibles et dépendants,

mais cet artifice employé sans cesse a produit enfin l’inclination et les a rendus naturellement inquiets, remuants, difficiles à gouverner même par leurs propres chefs. Il faut de bonnes lois, il faut une institution nouvelle pour rétablir la concorde dont la Tyrannie a détruit jusqu’au désir. La Corse assujettie à des maîtres étrangers dont jamais elle n’a porté patiemment le dur joug, fut toujours agitée. Il faut maintenant que son peuple fasse une  étude nouvelle; et qu’il cherche la paix dans la liberté.

Questions :

1) Relevez dans le premier paragraphe ce qui relève de vérités générales et ce qui vise la situation particulière des Corses.
2) D’après les deux paragraphes suivants, quel est le danger principal qui menace les Corses ?

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