La sensibilité baroque

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La sensibilité baroque, plutôt méditerranéenne, n’a fait qu’effleurer la France, mais elle y a laissé des traces artistiques et notamment littéraires, de la fin du XVIème siècle jusqu’au milieu du XVIIème. On la définira succinctement et donc caricaturalement par les thèmes suivants, qui s’articulent autour de la notion d’instabilité : instabilité des apparences, des identités – notamment de l’identité sexuelle -, des sentiments, du destin. Surtout répandue dans l’aristocratie, elle s’accompagne d’un goût de l’ostentation, de la profusion, du mouvement ; les historiens de l’art disent que « l’ornement prend le pas sur la structure ». On peut penser, à la lumière de Pascal, que le goût du tourbillon, du  divertissement, caractéristique de l’âge baroque, trouve son origine dans la peur du néant de la mort.


Jean de Sponde (1557- 1595)

Personnage baroque par sa vie d’abord,  avec des louvoiements entre catholiques et protestants au moment des guerres de religion. Mais c’est une vraie sensibilité baroque qui s’exprime dans ce sonnet, avec en particulier le thème du visage-masque.

Qui sont, qui sont ceux-là, dont le coeur idolâtre
Se jette aux pieds du Monde, et flatte ses honneurs,
Et qui sont ces valets, et qui sont ces Seigneurs,
Et ces âmes d’Ebène, et ces faces d’Albâtre ?

Ces masques déguisés, dont la troupe folâtre
S’amuse à caresser je ne sais quels donneurs
De fumées de Cour, et ces entrepreneurs
De vaincre encor le Ciel qu’ils ne peuvent combattre ?

Qui sont ces louvoyeurs qui s’éloignent du Port ? 
Hommagers à la Vie, et félons à la Mort,
Dont l’étoile est leur Bien, le Vent leur fantaisie ?

Je vogue en même mer, et craindrais de périr
Si ce n’est que je sais que cette même vie
N’est rien que le fanal qui me guide au mourir.

Questions :

1) Relevez les paradoxes du poème. 
2) Etudiez le champ lexical du mouvement


D’Urfé (1567-1625), L’Astrée

L’Astrée, roman interminable et d’ailleurs inachevé, raconte les amours d’Astrée et de Céladon.  Croyant ce dernier infidèle, Astrée l’a chassé. S’étant jeté dans les eaux tumultueuses du Lignon, dans le Forez, il passe pour mort, ce qui désespère son amoureuse. En fait, il a été recueilli par Léonide, la fille du druide Adamas (l’histoire se passe à la fin de l’antiquité). Elle a l’idée de travestir Céladon en fille afin de le faire passer pour sa soeur Alexis, et d’inviter Astrée dans sa demeure, avec d’autres jeunes filles. Elles dorment toutes dans la même chambre, parfois dans le même lit. Réveillée tôt le matin, alors qu’il fait encore sombre, Alexis vient de s’apercevoir qu’elle a mis par mégarde la robe d’Astrée…

Ce texte est baroque dans sa forme, mêlant prose et poésie ; il l’est surtout par le thème du travestissement et de l’incertitude sur l’identité sexuelle : Céladon se travestit en Alexis, qui se déguise en Astrée, et que l’on prend pour Philis. Mais ainsi travesti, Céladon n’est-il pas plus complètement lui-même que jamais ? Hermès ET Aphrodite ? Et d’ailleurs Astrée est-elle amoureuse de Céladon ou d’Alexis ? Mais y a-t-il une différence ? Et tout ce jeu théâtral, où chacun se donne en spectacle, doit il être pris au sérieux ? N’est-il pas plutôt prétexte à une réflexion délicieuse sur les complexités du sentiment amoureux ? En tout cas la découverte de la supercherie conduira Astrée à chasser une nouvelle fois Céladon…  avant la réconciliation définitive !


Amour qui fait trouver des contentemens extremes à ceux qui le suivent en des choses que d’autres mespriseroient, representa à cette feinte Alexis un si grand plaisir d’estre dans la robbe qui souloit toucher le corps de sa belle bergere, que ne pouvant la despouiller si tost, elle commença à la baiser et à la presser cherement contre son estomach, et regardant sur la table, elle vit sa coiffure, et le reste de son habit. Transportée alors d’affection, elle les prend et les baise, se les met dessus, et peu à peu s’en accommode, de sorte qu’il n’y eust personne qui ne l’eust prise pour une bergere. Et encore que la robbe d’Astrée luy fust trop estroite, si est-ce que se lacant un peu plus lasche que ne souloit faire la bergere, il y eust eu peu de personnes qui s’en fussent pris garde, mesme que sa beauté et sa blancheur ne dédisans point l’habit qu’elle prenoit, estoient de grandes trompeuses pour la faire croire telle. Estant vestue de ceste sorte, elle s’approche du lict où Astrée reposoit, et se mettant à genoux devant elle, commença de l’idolatrer, et ravie en cette contemplation ; apres y avoir pensé quelque temps, elle profera assez haut ces vers.

II contemple sa bergere endormie.

Ainsi dans le giron de Psyché dormiroit,

Ou dedans les vergers d’Amathonte et d’Eryce

Le petit Cupidon, lors qu’un long exercice

Aux pavots du sommeil ses beaux yeux forceroit.


Ainsi trop curieuse elle l’admireroit,

L’amoureuse Psyché, ce dieu plein de delice,

Mais quoy qu’il fust armé d’attraicts et d’artifice,

Moins beau que cette belle, elle le jugeroit. 

Jamais dans la beauté, tant de beauté n’eut place,

Ny les Graces jamais n’ont fait voir tant de grace,

Qu’Amour dedans ce lict en presente à mes yeux.

Pour voir la déité, tu mourus bien, Semele !

Pourquoy ne meurs-je aussi, regardant cette belle,

Si sa divinité surpasse tous les dieux ?

Encore qu’Alexis eust proferé ces paroles assez haut, si est-ce que pas une des trois qui estoient dans le lict, ne s’esveilla, tant l’aurore par sa venue les avoit appesanties d’un doux sommeil. Et parce qu’il sembloit que le jour croissant peu à peu descou-vroit toujours de nouvelles beautez en sa maistresse, elle se leva, et prenant un siege, s’assit vis-à-vis d’elle, afin de la pouvoir contempler sans empeschement, et lors, jettant les yeux sur ce visage bien aimé, il n’y avoit rien qu’elle n’admirast et qui ne fust un nouveau feu adjousté à sa flamme. Quelquefois transportée de trop d’affection, elle s’approchoit pour en desrober un amoureux baiser, mais soudain le respect l’en retiroit. Et en ce combat, aprés avoir longuement demeuré interdite, elle dit tels vers d’une voix assez basse.

Sa maistresse dort, et il ne l’ose baiser.

Ils estoient pris d’un sommeil otieux,

Ces deux soleils, et clos sous la paupiere !

Mais leurs rayons avoient trop de lumiere

Pour ne ravir et n’esblouyr mes yeux.

Tel fut jadis le somne gratieux

De ton berger, vagabonde courriere !

Lors qu’oubliant ta peine journaliere

Tu l’endormis, afin d’en jouyr mieux.


Pourquoy le Ciel ne permet-il encore

Qu’ainsi que toy, de celle que j’adore,

En ce sommeil, je desrobe un baiser ? 


J’entends, Amour, ce que tu me veux dire :

Pour estre heureux, un amant doit oser.

Elle l’osa, mais moy je m’en retire.

Cette consideration eust peut-estre donné plus de courage à nostre feinte druide, si de fortune Leonide ne se fust esveillée, et peut-estre au bruit des paroles, encores qu’assez basses, qu’Alexis avoit proferées. D’abord qu’elle ouvrit les yeux, elle pensa de voir Phillis au lieu de la druide, et luy donnant le bon jour, luy demanda que vouloit dire qu’elle estoit si matinale. Alexis sousrit, et sans luy respondre, mit une main sur le visage, afin de la tenir plus long temps en la tromperie où elle estoit.

Et parce qu’à mesme temps, Astrée et Diane s’esveillerent, et se tromperent aussi bien que Leonide, toutes deux la saluerent, et luy firent la mesme demande que la nymphe luy avoit faicte. Alexis alors prenant plus de hardiesse, les voyant ainsi deceues, qu’elle n’avoit pas faict lors qu’elles dormoient, s’approchant d’Astrée, luy baisa un œil, et en mesme temps luy donna le bon jour. La bergere oyant une parole bien dissemblable à celle de Phillis, retirant la teste à costé, et la considerant mieux, la recogneut, mais avec un grand estonnement : Me trompé-je ? dit-elle, ou bien est-il vray que je voy sous d’autres habits la belle Alexis ?

A ces mots, Leonide et Diane la regardant de prés, elles recogneurent que veritablement c’estoit la druide. Et Astrée alors luy tendant les bras avec toute sorte de respect, et se relevant un peu sur le lict, l’embrassa et la baisa, pleine de contentement de la voir dans ses propres habits. – Permettez-moy, nouvelle bergere, que je vous baise, dit-elle, et que je vous asseure que jamais le Forests ne vit une bergere plus belle, que Lignon verra aujourd’huy sur ses bords. Et lors la regardant avec toute sorte d’admiration, elles estoient toutes trois ravies de la voir si belle en cet habit inaccoustumé, qui toutesfois luy alloit si bien que Leonide mesme ne sçavoit qu’en dire. Alexis n’avoit encore rien dit, mais quand elle vid qu’elle estoit recogneue : Que vous en semble, ma sœur, dit-elle à la nymphe, ces habits n’auront-ils pas bien occasion de se plaindre de ce changement trop desavantageux ? – II me semble, respondit la nymphe, que vous estes plus belle en bergere qu’en druide, et que si Hylas vous avoit veue, il feroit incontinent un nouvel amas d’amour pour le despendre en vostre service. – Et moy, adjousta Astrée, je croy que ces habits dont vous parlez, sont bien-heureux de n’avoir point de cognoissance du bien qu’ils possedent, estans autour du corps de la plus belle et de la plus aimable fille qui fut jamais, car s’ils en avoient quelque ressentiment, lors qu’ils en seroient privez, ils n’auroient jamais qu’un eternel regret de leur perte. – Mais interrompit Diane, si j’y voy bien, ces habits sont ceux d’Astrée, et me semble que ce seroit une grande peine pour cette belle druide de se deshabiller pour prendre ses propres habits. Ne seroit-il point bien à propos qu’Astrée prist ceux de druide, et qu’aujourd’huy elles se laissassent voir ainsi desguisées pour faire passer le temps au sage Adamas, qui sans doute les mécognoistra ou prendra l’une pour l’autre. – Quant à moy, respondit Leonide, je fay bien gageure que la plus grande partie de ceux qui les verront ne les recognoistront pas, pour le moins si l’habit de ma sœur est aussi bien fait pour Astrée que celuy de la bergere l’est pour Alexis.

Alexis mouroit d’envie de posseder tout le jour cet habit, luy semblant que le bon-heur de toucher cette robbe qui souloit estre sur le corps de sa belle maistresse, ne se pouvoit égaler. Astrée qui aymoit passionnément cette feinte druide, et qui desiroit de laisser tout à fait l’habit de bergere pour prendre celuy de druide, afin de pouvoir demeurer le reste de sa vie aupres d’elle, avoit un desir extreme de porter les habits d’Alexis, et toutesfois ny l’une ny l’autre n’osoit en faire semblant, pour ne donner quelque cognoissance de ce qu’elles vouloient cacher. Et parce que Diane les en pressoit. – Mais, ma sœur, respondit Alexis, parlant à Leonide, que dira mon pere s’il me voit vestue de cette sorte ? – Et que dira-t’il, dit Leonide, sinon qu’il rira, et sera bien aise de vous voir passer le temps à quelque chose. Il sçait bien qu’il n’y a rien qui vous ait tant fait de mal que la tristesse, et que pour vous rendre et conserver la santé, il n’y a rien de plus necessaire que de vous plaire et de vous resjouyr. – Si je le croyois, reprit-elle, je serois bien aise de tromper aujourd’huy les yeux de ceux qui nous verront, aussi bien que je me suis mesprise en m’habillant ; car, encore qu’il y ait bien de la difference de nos robbes, si est-ce que, n’estant pas encore bien jour, je me suis jettée celle d’Astrée sur les espaules, pensant que ce fust la mienne, et lors que le jour a esté grand, et que je l’ay recogneue, j’ay voulu essayer si vous me mescognoistriez, et je ne fus de ma vie si empeschée que de me sçavoir approprier de cet habit inaccoustumé. – Je vous asseure, dit Astrée, qu’on ne jugeroit pas que ce fust la premiere fois que vous vous en fussiez habillée, ne se pouvant rien voir de mieux, soit pour la teste, soit pour le colet, et sans mentir, si personne ne le dit, l’on demeurera long-temps à vous recognoistre. Et quant à moy, je prendray un autre de mes habits, afin de faire mieux croire que vous soyez une nouvelle bergere. – Non, non, Astrée, il faut, respondit Diane, que vous preniez les habits de druide, autrement, que diroit-on qu’elle fust devenue ? – Nous dirons, respondit Leonide, que ma sœur se trouve un peu mal, à condition toutesfois qu’Astrée promette d’en prendre demain les habits, afin que nous voyons si elle sera aussi belle druide que ma sœur est belle bergere. – Je feray, dit Astrée, tout ce que vous m’ordonnez, mais il me semble que sa robbe me sera trop grande. – Nous y ferons, dit Alexis, le rebours de ce qu’il faudra que je fasse à la vostre, si je la dois porter aujourd’huy, car, dit-elle se levant, vous voyez bien qu’elle m’est trop courte, mais je detrousseray ces bouillons et ces plis, et elle sera à ma mesure, aussi il faudra faire un troussis à la mienne, et la mettre à vostre hauteur. – Or, dit Astrée, puis, madame, qu’il le vous plaist ainsi, je seray demain druide, mais à condition que personne n’en die rien, et je m’asseure que si aujourd’huy Hylas voit ceste nouvelle bergere, il commencera de mettre en œuvre les conditions qu’il a faictes avec Stelle, et qu’il adjoustera cette belle estrangere au grand nombre qu’il en a desja aymé. – Si cela est, reprit Alexis, demain, quand vous aurez mes habits, il usera du mesme privilege, car je m’asseure qu’il ne vous verra point sans vous aymer.

Et parce qu’il commençoit de se faire tard et que ces belles filles se voulurent lever, Astrée qui estoit contrainte d’aller prendre un autre habit dans un coffre qui estoit au bout de la chambre : Mais, mon Dieu ! que direz-vous de moy, madame, dit-elle, qui suis contrainte de me lever en chemise devant vous, pour aller prendre un autre habit ? Alexis luy dit : II n’y a de l’incommodité que pour vous, et si vous voulez je le vous iray bien choisir.

Astrée qui eut opinion que ce seroit une grande incivilité de luy donner ceste peine, et que, couchant dans une mesme chambre et dans un mesme lict avec Leonide, il n’y auroit pas grand mal de se monstrer à elle en chemise, sans attendre, ny respondre autre chose, se jetta hors du lict, mais si belle que la feinte druide en demeura ravie. La premiere chose qu’elle en vid, ce fut le pied et la jambe, et jusques à la moitié de la cuisse, et puis le sein presque tout à nud. La blancheur et la delicatesse du pied, la juste proportion de la jambe, la rondeur et l’embompoinct de la cuisse, et la beauté de la gorge ne se pouvoient comparer qu’à eux-mesmes. Et Alexis presque hors d’elle la voyant en cet estat, en fut si surprise, qu’elle demeuroit immobile à la considerer, lors que la bergere luy donnant le bon jour la convia de la recevoir en ses bras pour la baiser, et se la pressant contre le sein, et la sentant presque toute nue, ce fut bien alors que pour le peu de soupçon que la bergere eust eu d’elle, elle se fust pris garde que ces caresses estoient un peu plus serrées que celles que les filles ont accoustumé de se faire ; mais elle qui n’y pensoit en façon quelconque, luy rendoit ses baisers, tout ainsi qu’elle les recevoit, non pas peut-estre comme à une Alexis, mais comme au portrait vivant de Celadon.


Questions:

1) étudiez le rapport entre les sonnets et le reste du récit.

2) étudiez l’érotisation des objets. Que révèle-t-elle ?


Corneille, L’Illusion Comique V, 6 (1636)

Cette comédie  met en scène un personnage-clé de la sensibilité baroque : le magicien Alcandre, image de l’artiste puisqu’il est créateur d’illusion. Pridamant veut retrouver son fils Clindor.  Alcandre lui montre « sous une illusion » (un théâtre dans le théâtre, autre thème typiquement baroque) ce qu’est devenu son fils. Après des aventures et des rencontres extravagantes, on vient de voir Clindor, devenu riche courtisan, marié à Lise, mais infidèle, assassiné par un jaloux. Evidemment, au début de cette scène, Pridamant est effondré devant ce spectacle, mais Alcandre se montre sarcastique… 

Cette scène de coup de théâtre ne montre pas seulement l’instabilité du destin et des apparences à coups de contrastes violents, elle est un éloge du théâtre : le théâtre est la vie car la vie est un théâtre (d’ailleurs, la coulisse que l’on voit derrière la « toile » est-elle la vraie coulisse, ou une fausse ?). De plus ce dénouement permet de montrer que le théâtre permet de vivre honorablement,  idée qui n’allait pas de soi au XVIIème siècle. Lorsque Corneille, devenu vieux et classique, publiera ses œuvres de jeunesse, il ne dira pas qu’elles étaient baroques (ce terme n’est appliqué à la littérature que depuis une cinquantaine d’années), il se contentera de déplorer qu’elles aient été « irrégulières », mais le mot baroque ne désigne-t-il pas au sens étymologique une perle de forme irrégulière ?


Alcandre

Ainsi de notre espoir la fortune se joue :

Tout s’élève ou s’abaisse au branle de sa roue :

Et son ordre inégal, qui régit l’univers,

Au milieu du bonheur a ses plus grands revers.

Pridamant

Cette réflexion, mal propre pour un père,

Si de pareils discours m’entraient dans la pensée.

Hélas ! dans sa misère il ne pouvait périr ;

Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir.

N’attendez pas de moi des plaintes davantage :

La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage ;

La mienne court après son déplorable sort.

Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort.

Alcandre

D’un juste désespoir l’effort est légitime,

Et de le détourner je croirais faire un crime.

Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ;

Mais épargnez du moins ce coup à votre main ;

Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,

Et pour les redoubler voyez ses funérailles.

(Ici on relève la toile, et tous les comédiens paraissent avec leur portier, qui comptent de l’argent sur une table, et en prennent chacun leur part.)

Pridamant

Que vois-je ? chez les morts compte-t-on de l’argent ?

Alcandre

Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent.

Pridamant

Je vois Clindor ! ah dieux ! quelle étrange surprise !

Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !

Quel charme en un moment étouffe leurs discords,

Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?

Alcandre

Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,

Leur poëme récité, partagent leur pratique :

L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;

Mais la scène préside à leur inimitié.

Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,

Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,

Le traître et le trahi, le mort et le vivant,

Se trouvent à la fin amis comme devant.

Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,

D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;

Mais tombant dans les mains de la nécessité,

Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.


Questions

1) Alcandre est-il sadique?

2) En quoi cette scène nous aide-t-elle à comprendre que le théâtre est par essence baroque?

Une poésie baroque ?

On pourrait collecter dans cette anthologie des poètes baroques de la première moitié du XVIIème siècle les éléments qui en font précisément une poésie baroque (jeux de contrastes, de mouvement, instabilité du destin et des apparences, mélange de réalisme et d’un merveilleux généralement inspiré de la mythologie antique, etc.); on pourrait tout aussi bien la  trouver très classique: le poète cherche à se fixer au milieu de ce monde fuyant, et sur un fond de perception du monde épicurienne, il cherche à se retirer du monde; mais la retraite est tout autant un thème parfaitement chrétien. On doit enfin savoir que ces trois poèmes ont été collectés dans un travail sur les sources de Tous les Matins du Mondede Pascal Quignard.  

Racan, Stances sur la retraite (1618)

Thirsis, il faut penser à faire la retraite1 :
La course de nos jours est plus qu’à demy faite.
L’âge insensiblement nous conduit à la mort.
Nous avons assez veu sur la mer de ce monde
Errer au gré des flots nostre nef vagabonde ;
Il est temps de joüir des delices du port.

Le bien de la fortune est un bien perissable ;
Quand on bastit sur elle on bastit sur le sable.
Plus on est eslevé, plus on court de dangers :
Les grands pins sont en bute aux coups de la tempeste,
Et la rage des vents brise plûtost le faiste
Des maisons de nos roys que des toits des bergers.

Ô bien-heureux celuy qui peut de sa memoire
Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire
Dont l’inutile soin traverse nos plaisirs,
Et qui, loin retiré de la foule importune,
Vivant dans sa maison content de sa fortune,
A selon son pouvoir mesuré ses desirs !

Il laboure le champ que labouroit son pere ;
Il ne s’informe point de ce qu’on delibere
Dans ces graves conseils d’affaires accablez ;
Il voit sans interest la mer grosse d’orages,
Et n’observe des vents les sinistres presages
Que pour le soin qu’il a du salut de ses bleds.

Roy de ses passions, il a ce qu’il desire,
Son fertile domaine est son petit empire ;
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ;
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
Et, sans porter envie à la pompe des princes,
Se contente chez luy de les voir en tableau.

Il voit de toutes parts combler d’heur sa famille,
La javelle à plein poing tomber sous la faucille,
Le vendangeur ployer sous le faix des paniers,
Et semble qu’à l’envy les fertiles montagnes,
Les humides vallons et les grasses campagnes
S’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

Il suit aucunesfois un cerf par les foulées
Dans ces vieilles forests du peuple reculées
Et qui mesme du jour ignorent le flambeau ;
Aucunesfois des chiens il suit les voix confuses,
Et voit enfin le lievre, aprés toutes ses ruses,
Du lieu de sa naissance en faire son tombeau.

Tantost il se promene au long de ses fontaines,
De qui les petits flots font luire dans les plaines
L’argent de leurs ruisseaux parmy l’or des moissons ;
Tantost il se repose avecque les bergeres
Sur des lits naturels de mousse et de fougeres,
Qui n’ont autres rideaux que l’ombre des buissons.

Il souspire en repos l’ennuy de sa vieillesse
Dans ce mesme foyer où sa tendre jeunesse
A veu dans le berceau ses bras emmaillottez ;
Il tient par les moissons registre des années,
Et voit de temps en temps leurs courses enchaisnées
Vieillir avecque luy les bois qu’il a plantez.

Il ne va point foüiller aux terres inconnuës,
À la mercy des vents et des ondes chenuës,
Ce que Nature avare a caché de tresors,
Et ne recherche point, pour honorer sa vie,
De plus illustre mort, ny plus digne d’envie,
Que de mourir au lit où ses peres sont morts.

Il contemple du port les insolentes rages
Des vents de la faveur, auteurs de nos orages,
Allumer des mutins les desseins factieux,
Et voit en un clin d’œil, par un contraire eschange,
L’un deschiré du peuple au milieu de la fange,
Et l’autre à mesme temps eslevé dans les cieux.

S’il ne possede point ces maisons magnifiques,
Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques,
Où la magnificence estale ses attraits,
Il jouit des beautez qu’ont les saisons nouvelles,
Il voit de la verdure et des fleurs naturelles,
Qu’en ces riches lambris l’on ne voit qu’en portraits.

Croy-moy, retirons-nous hors de la multitude,
Et vivons desormais loin de la servitude
De ces palais dorez où tout le monde accourt.
Sous un chesne eslevé les arbrisseaux s’ennuyent,
Et devant le soleil tous les astres s’enfuyent,
De peur d’estre obligez de luy faire la court.

Aprés qu’on a suivy sans aucune asseurance
Cette vaine faveur qui nous paist d’esperance,
L’envie en un moment tous nos desseins destruit.
Ce n’est qu’une fumée, il n’est rien de si fresle ;
Sa plus belle moisson est sujette à la gresle,
Et souvent elle n’a que des fleurs pour du fruit.

Agreables deserts, sejour de l’innocence,
Où loin des vanitez, de la magnificence,
Commence mon repos et finit mon tourment ;
Valons, fleuves, rochers, plaisante solitude,
Si vous fustes tesmoins de mon inquietude,
Soyez-le desormais de mon contentement.

Saint-Amant , La Solitude (1629 ?)

O que j’ayme la solitude !
Que ces lieux sacrez à la nuit,
Esloignez du monde et du bruit,
Plaisent à mon inquietude !
Mon Dieu ! que mes yeux sont contens
De voir ces bois, qui se trouverent
A la nativité du temps,
Et que tous les siècles reverent,
Estre encore aussi beaux et vers,
Qu’aux premiers jours de l’univers !

Un gay zephire les caresse
D’un mouvement doux et flatteur.
Rien que leur extresme hauteur
Ne fait remarquer leur vieillesse.
Jadis Pan et ses demi-dieux
Y vinrent chercher du refuge,
Quand Jupiter ouvrit les cieux
Pour nous envoyer le deluge,
Et, se sauvans sur leurs rameaux,
A peine virent-ils les eaux.

Que sur cette espine fleurie
Dont le printemps est amoureux,
Philomele, au chant langoureux,
Entretient bien ma resverie !
Que je prens de plaisir à voir
Ces monts pendans en precipices,
Qui, pour les coups du desespoir,
Sont aux malheureux si propices,
Quand la cruauté de leur sort,
Les force a rechercher la mort !

Que je trouve doux le ravage
De ces fiers torrens vagabonds,
Qui se precipitent par bonds
Dans ce valon vert et sauvage !
Puis, glissant sour les arbrisseaux,
Ainsi que des serpens sur l’herbe,
Se changent en plaisans ruisseaux,
Où quelque Naïade superbe
Regne comme en son lict natal,
Dessus un throsne de christal !

Que j’ayme ce marets paisible !
Il est tout bordé d’aliziers,
D’aulnes, de saules et d’oziers,
À qui le fer n’est point nuisible.
Les nymphes, y cherchans le frais,
S’y viennent fournir de quenouilles,
De pipeaux, de joncs et de glais ;
Où l’on voit sauter les grenouilles,
Qui de frayeur s’y vont cacher
Si tost qu’on veut s’en approcher.

Là, cent mille oyseaux aquatiques
Vivent, sand craindre, en leur repos,
Le giboyeur fin et dispos,
Avec ses mortelles pratiques.
L’un tout joyeux d’un si beau jour,
S’amuse à becqueter sa plume ;
L’autre allentit le feu d’amour
Qui dans l’eau mesme se consume,
Et prennent tous innocemment
Leur plaisir en cet élement.

Jamais l’esté ny la froidure
N’ont veu passer dessus cette eau
Nulle charrette ny batteau,
Depuis que l’un et l’autre dure ;
Jamais voyageur alteré
N’y fit servir sa main de tasse ;
Jamais chevreuil desesperé
N’y finit sa vie à la chasse ;
Et jamais le traistre hameçon
N’en fit sortir aucun poisson.

Que j’ayme à voir la décadence
De ces vieux chasteaux ruinez,
Contre qui les ans mutinez
Ont deployé leur insolence !
Les sorciers y font leur savat ;
Les demons follets y retirent,
Qui d’un malicieux ébat
Trompent nos sens et nous martirent ;
Là se nichent en mille troux
Les couleuvres et les hyboux.

L’orfraye, avec ses cris funebres,
Mortels augures des destins,
Fait rire et dancer les lutins
Dans ces lieux remplis de tenebres.
Sous un chevron de bois maudit
Y branle le squelette horrible
D’un pauvre amant qui se pendit
Pour une bergère insensible,
Qui d’un seul regard de pitié
Ne daigna voir son amitié.

Aussi le Ciel, juge équitable,
Qui maintient les loix en vigueur,
Prononça contre sa rigueur
Une sentence epouvantable :
Autour de ces vieux ossemens
Son ombre, aux peines condamnée,
Lamente en longs gemissemens
Sa malheureuse destinée,
Ayant, pour croistre son effroy,
Tousjours son crime devant soy.

Là se trouvent sur quelques marbres
Des devises du temps passé ;
Icy l’âge a presque effacé
Des chiffres taillex sur les arbres ;
Le plancher du lieu le plus haut
Est tombé jusques dans la cave,
Que la limace et le crapaud
Souillent de venin et de bave ;
Le lierre y croist au foyer,
A l’ombrage d’un grand noyer.

Là dessous s’estend une voûte
Si sombre en un certain endroit,
Que, quand Phebus y descendroit,
Je pense qu’il n’y verrroit goutte ;
Le Sommeil aux pesans sourcis,
Enchanté d’un morne silence,
Y dort, bien loing de tous soucis,
Dans les bras de la Nonchalence,
Laschement couché sur le dos
Dessus des gerbes de pavots.

Au creux de cette grotte fresche,
Où l’Amour se pourroit geler,
Echo ne cesse de brusler
Pour son amant froid et revesche,
Je m’y coule sans faire bruit,
Et par la celeste harmonie
D’un doux lut, aux charmes instruit,
Je flatte sa triste manie
Faisant repeter mes accords
A la voix qui luy sert de corps.

Tantost, sortant de ces ruines,
Je monte au haut de ce rocher,
Dont le sommet semble chercher
En quel lieu se font les bruïnes ;
Puis je descends tout à loisir,
Sous une falaise escarpée,
D’où je regarde avec plaisir
L’onde qui l’a presque sappée
Jusqu’au siege de Palemon,
Fait d’esponges et de limon.

Que c’est une chose agreable
D’estre sur le bord de la mer,
Quand elle vient à se calmer
Après quelque orage effroyable !
Et que les chevelus Tritons,
Hauts, sur les vagues secouées,
Frapent les airs d’estranges tons
Avec leurs trompes enrouées,
Dont l’eclat rend respectueux
Les vents les plus impetueux.

Tantost l’onde brouillant l’arène,
Murmure et fremit de courroux
Se roullant dessus les cailloux
Qu’elle apporte et qu’elle r’entraine.
Tantost, elle estale en ses bords,
Que l’ire de Neptune outrage,
Des gens noyex, des monstres morts,
Des vaisseaux brisez du naufrage,
Des diamans, de l’ambre gris,
Et mille autres choses de prix.

Tantost, la plus claire du monde,
Elle semble un miroir flottant,
Et nous represente à l’instant
Encore d’autres cieux sous l’onde.
Le soleil s’y fait si bien voir,
Y contemplant son beau visage,
Qu’on est quelque temps à savoir
Si c’est luy-mesme, ou son image,
Et d’abord il semble à nos yeux
Qu’il s’est laissé tomber des cieux.

Bernières, pour qui je me vante
De ne rien faire que de beau,
Reçoy ce fantasque tableau
Fait d’une peinture vivante,
Je ne cherche che les deserts,
Où, resvant tout seul, je m’amuse
A des discours assez diserts
De mon genie avec la muse ;
Mais mon plus aymable entretien
C’est le ressouvenir du tien.

Tu vois dans cette poesie
Pleine de licence et d’ardeur
Les beaux rayons de la splendeur
Qui m’esclaire la fantaisie :
Tantost chagrin, tantost joyeux
Selon que la fureur m’enflame,
Et que l’objet s’offre à mes yeux,
Les propos me naissent en l’ame,
Sans contraindre la liberté
Du demon qui m’a transporté.

O que j’ayme la solitude !
C’est l’element des bons esprits,
C’est par elle que j’ay compris
L’art d’Apollon sans nulle estude.
Je l’ayme pour l’amour de toy,
Connaissant que ton humeur l’ayme
Mais quand je pense bien à moy,
Je la hay pour la raison mesme
Car elle pourroit me ravir
L’heur de te voir et te servir.


Tristan L’Hermite (1638)

Le promenoir des deux amants

Auprès de cette grotte sombre
Où l’on respire un air si doux,
L’onde lutte avec les cailloux,
Et la lumière avecque l’ombre.

Ces flots lassés de l’exercice
Qu’ils ont fait dessus ce gravier,
Se reposent dans ce vivier
Où mourut autrefois Narcisse.

C’est un des miroirs où le Faune
Vient voir si son teint cramoisi,
Depuis que l’amour l’a saisi,
Ne serait point devenu jaune.

L’ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendants
Paraissent être là dedans
Les songes de l’eau qui sommeille.

Les plus aimables influences
Qui rajeunissent l’univers,
Ont relevé ces tapis verts
De fleurs de toutes les nuances.

Dans ce bois ni dans ces montagnes
Jamais chasseur ne vint encor :
Si quelqu’un y sonne du cor,
C’est Diane avec ses compagnes.

Ce vieux chêne a des marques saintes :
Sans doute qui le couperait,
Le sang chaud en découlerait,
Et l’arbre pousserait des plaintes.

Ce rossignol, mélancolique
Du souvenir de son malheur,
Tâche de charmer sa douleur,
Mettant son histoire en musique.

Il reprend sa note première
Pour chanter, d’un art sans pareil,
Sous ce rameau que le soleil
A doré d’un trait de lumière.

Sur ce frêne deux tourterelles
S’entretiennent de leurs tourments,
Et font les doux appointements
De leurs amoureuses querelles.

Un jour, Vénus avec Anchise
Parmi ces forts s’allait perdant,
Et deux Amours, en l’attendant,
Disputaient pour une cerise.

Dans toutes ces routes divines,
Les nymphes dansent aux chansons,
Et donnent la grâce aux buissons
De porter des fleurs sans épines.

Jamais les vents ni le tonnerre
N’ont troublé la paix de ces lieux,
Et la complaisance des dieux
Y sourit toujours à la terre.

Crois mon conseil, chère Climène ;
Pour laisser arriver le soir,
Je te prie, allons nous asseoir
Sur le bord de cette fontaine.

N’as-tu pas soupirer Zéphire,
De merveille et d’amour atteint,
Voyant des roses sur ton teint,
Qui ne sont pas de son empire ?

Sa bouche, d’odeur toute pleine,
A soufflé sur notre chemin,
Mêlant un esprit de jasmin
À l’ambre de ta douce haleine.

Penche la tête sur cette onde
Dont le cristal paraît si noir ;
Je t’y veux faire apercevoir
L’objet le plus charmant du monde.

Tu ne dois pas être étonnée
Si, vivant sous tes douces lois,
J’appelle ces beaux yeux mes rois,
Mes astres et ma destinée.

Bien que ta froideur soit extrême,
Si, dessous l’habit d’un garçon,
Tu te voyais de la façon,
Tu mourrais d’amour pour toi-même.

Vois mille Amours qui se vont prendre 
Dans les filets de tes cheveux ; 
Et d’autres qui cachent leurs feux 
Dessous une si belle cendre.

Cette troupe jeune et folâtre
Si tu pensais la dépiter,
S’irait soudain précipiter 
Du haut de ces deux monts d’albâtre.

Je tremble en voyant ton visage 
Flotter avecque mes désirs, 
Tant j’ai de peur que mes soupirs
Ne lui fassent faire naufrage.

De crainte de cette aventure,
Ne commets pas si librement 
A cet infidèle Élément 
Tous les trésors de la Nature. 

Veux-tu par un doux privilège,
Me mettre au-dessus des humains ?
Fais-moi boire au creux de tes mains,
Si l’eau n’en dissout point la neige.

Ah ! je n’en puis plus, je me pâme,
Mon âme est prête à s’envoler ;
Tu viens de me faire avaler
La moitié moins d’eau que de flamme.

Ta bouche d’un baiser humide
Pourrait amortir ce grand feu :
De crainte de pécher un peu
N’achève pas un homicide.

J’aurais plus de bonne fortune
Caressé d’un jeune Soleil
Que celui qui dans le sommeil
Reçut des faveurs de la Lune.

Climène, ce baiser m’enivre,
Cet autre me rend tout transi.
Si je ne meurs de celui-ci,
Je ne suis pas digne de vivre.

Questions :
Pour chacun des trois poèmes, étudiez le réalisme dans l’évocation de la nature, mais aussi les différents procédés qui permettent de la personnifier et de l’idéaliser.


La Fontaine – Fables (1678)

Voici deux fables relativement peu connues: bien loin d’être destinées aux enfants, elles sont peut-être les plus lyriques des fables:

Dans la première, après un apologue baroque (l’âme « inquiète » du pigeon voyageur, l’ambiguité sexuelle des deux amants), on découvre dans la morale un lyrisme qui va de l’épicurisme le plus convenu jusqu’à des confidences que l’on voudrait qualifier de pré-romantiques!

Dans la seconde, même épicurisme, avec un éloge appuyé de l’amitié (amoureuse?), mais on pourra s’amuser à voir avec ces deux amis du Monomotapa un mode de vie de grands seigneurs libertins qui ressemble fort à celui du futur Mondain de Voltaire…


Les deux Pigeons

Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre. 
L’un d’eux s’ennuyant au logis 
Fut assez fou pour entreprendre 
Un voyage en lointain pays. 
L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ? 
Voulez-vous quitter votre frère ? 
L’absence est le plus grand des maux : 
Non pas pour vous, cruel. Au moins, que les travaux, 
Les dangers, les soins du voyage, 
Changent un peu votre courage. 
Encor si la saison s’avançait davantage ! 
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau 
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau. 
Je ne songerai plus que rencontre funeste, 
Que Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut : 
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut, 
Bon soupé, bon gîte, et le reste ? 
Ce discours ébranla le coeur 
De notre imprudent voyageur ; 
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète 
L’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point : 
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ; 
Je reviendrai dans peu conter de point en point 
Mes aventures à mon frère. 
Je le désennuierai : quiconque ne voit guère 
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint 
Vous sera d’un plaisir extrême. 
Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint ; 
Vous y croirez être vous-même. 
À ces mots en pleurant ils se dirent adieu. 
Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage 
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu. 
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage 
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage. 
L’air devenu serein, il part tout morfondu, 
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie, 
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu, 
Voit un pigeon auprès ; cela lui donne envie : 
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las, 
Les menteurs et traîtres appas. 
Le las était usé ! si bien que de son aile, 
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin. 
Quelque plume y périt ; et le pis du destin 
Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle 
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle 
Et les morceaux du las qui l’avait attrapé, 
Semblait un forçat échappé. 
Le vautour s’en allait le lier, quand des nues 
Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues. 
Le Pigeon profita du conflit des voleurs, 
S’envola, s’abattit auprès d’une masure, 
Crut, pour ce coup, que ses malheurs 
Finiraient par cette aventure ; 
Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié, 
Prit sa fronde et, du coup, tua plus d’à moitié 
La volatile malheureuse, 
Qui, maudissant sa curiosité, 
Traînant l’aile et tirant le pié, 
Demi-morte et demi-boiteuse, 
Droit au logis s’en retourna. 
Que bien, que mal, elle arriva 
Sans autre aventure fâcheuse. 
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger 
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines. 


Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? 
Que ce soit aux rives prochaines ; 
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, 
Toujours divers, toujours nouveau ; 
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ; 
J’ai quelquefois aimé ! je n’aurais pas alors 
Contre le Louvre et ses trésors, 
Contre le firmament et sa voûte céleste, 
Changé les bois, changé les lieux 
Honorés par les pas, éclairés par les yeux 
De l’aimable et jeune Bergère 
Pour qui, sous le fils de Cythère, 
Je servis, engagé par mes premiers serments. 
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ? 
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants 
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ? 
Ah ! si mon coeur osait encor se renflammer ! 
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ? 
Ai-je passé le temps d’aimer ? 

Question :
Relevez les ambiguïtés sur le genre sexuel de chacun des deux pigeons.


Les deux Amis

Deux vrais amis vivaient au Monomotapa : 

L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre : 

Les amis de ce pays-là 

Valent bien dit-on ceux du nôtre. 

Une nuit que chacun s’occupait au sommeil, 

Et mettait à profit l’absence du Soleil, 

Un de nos deux Amis sort du lit en alarme : 

Il court chez son intime, éveille les valets : 

Morphée avait touché le seuil de ce palais. 

L’Ami couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme ; 

Vient trouver l’autre, et dit : Il vous arrive peu 

De courir quand on dort ; vous me paraissiez homme 

À mieux user du temps destiné pour le somme : 

N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ? 

En voici. S’il vous est venu quelque querelle, 

J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point 

De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle 

Etait à mes côtés : voulez-vous qu’on l’appelle ? 

– Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point : 

Je vous rends grâce de ce zèle. 

Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ; 

J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru. 

Ce maudit songe en est la cause. 

Qui d’eux aimait le mieux, que t’en semble, Lecteur ? 

Cette difficulté vaut bien qu’on la propose. 

Qu’un ami véritable est une douce chose. 

Il cherche vos besoins au fond de votre coeur ; 

Il vous épargne la pudeur 

De les lui découvrir vous-même. 

Un songe, un rien, tout lui fait peur 

Quand il s’agit de ce qu’il aime.

Question : comment répondriez-vous à la question posée au début de la morale ?

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