Le théâtre du XVIIIème siècle

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Ce cours a pour objectif de présenter les tendances d’une époque, avec la prétention de donner des clés de lecture plus que de faire une anthologie. On fait donc à peu près l’impasse sur les grands romans du XVIIIème (on n’a lu qu’un court passage des Lettres Persanes, on trouvera plus loin des extraits de la Nouvelle Héloïse). Mais il  est difficile de sauter à pied joint par-dessus le théâtre du XVIIIème, car c’est  le genre qui a donné les œuvres les plus intéressantes du point de vue de l’histoire littéraire. 

Marivaux (1688-1763)

L’Ile des Esclaves (1725)

L’auteur de ce siècle le plus joué encore de nos jours est Marivaux, avec ses comédies douces-amères. Il joue constamment en finesse sur les contradictions d’une époque qui se veut philosophe, mais qui évolue vers une forme de sensibilité qui ouvrira la porte du romantisme. Il peut aussi jouer au philosophe, en traitant le thème des inégalités sociales, dans cette petite pièce (un seul acte) qui met en scène des Athéniens très français se retrouvant  prisonniers sur une île d’utopie où les esclaves ont pris la place des maîtres.

TRIVELIN

Ne m’interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s’établir ici, dans le ressentiment des outrages qu’ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu’ils y firent fut d’ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves : la vengeance avait dicté cette loi ; vingt ans après, la raison l’abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l’esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve ; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d’humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maîtres sont contents de vos progrès ; et si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard ; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici, il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes ; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir ; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c’est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.

Questions :

1) Relevez ce qui relève de l’euphémisme dans le discours de Trivelin.
2) Trivelin est-il un humaniste ?


Diderot, Le Père de Famille (1761)

Au siècle précédent, Molière avait fait voler en éclats la différence entre comédie et tragédie, avec Don Juan, cette comédie qui s’achève en tragédie. Diderot, meilleur théoricien que praticien du théâtre, a voulu inventer un  nouveau type de pièce de théâtre, le drame bourgeois. Dans ce genre de pièce (c’est le sens du mot « drama » en grec, sans parler de l’anglais), des personnages de toutes les conditions, mais surtout des bourgeois, sont la proie d’intrigues familiales qui pourraient tourner à la tragédie, mais un dénouement édifiant, aussi inattendu que larmoyant, vient faire triompher les valeurs traditionnelles. Trop artificiel, le genre ne survivra pas à son inventeur, mais il ouvre la porte au drame romantique du siècle suivant.

Ici, dans la scène finale, Saint-Albin et  Cécile, les deux enfants du Père de Famille, vont enfin recevoir l’autorisation d’épouser, l’un Sophie, l’autre Germeuil, malgré les manigances du méchant Commandeur, leur oncle, qui redoutait des mésalliances. On pense à des tableaux de Greuze, comme le Fils Prodigue ou l’Accordée de Village.

SAINT-ALBIN, à son père.

Mon père, écoutez-moi… Germeuil, demeurez… C’est lui qui vous a conservé votre fils… Sans lui, vous n’en auriez plus. Qu’allais-je devenir ?… C’est lui qui m’a conservé Sophie… Menacée par moi, menacée par mon oncle, c’est Germeuil, c’est ma soeur qui l’ont sauvée… Ils n’avaient qu’un instant… Elle n’avait qu’un asile… Ils l’ont dérobée à ma violence… Les punirez-vous de ma faute ?… Cécile, venez. Il faut fléchir le meilleur des pères.

Il amène sa soeur aux pieds de son père, et s’y jette avec elle.

LE PÈRE DE FAMILLE.

Ma fille, je vous ai pardonné ; que me demandez-vous ?

SAINT-ALBIN.

D’assurer pour jamais son bonheur, le mien et le vôtre. Cécile… Germeuil… Ils s’aiment, ils s’adorent… Mon père, livrez-vous à toute votre bonté. Que ce jour soit le plus beau jour de notre vie.

Il court à Germeuil, il appelle Sophie :

Germeuil, Sophie… Venez, venez… Allons tous nous jeter aux pieds de mon père.

SOPHIE, se jetant aux pieds du père de famille, dont elle ne quitte guère les mains le reste de la scène.

Monsieur !

LE PÈRE DE FAMILLE, se penchant sur eux, et les relevant.

Mes enfants… Mes enfants ! … Cécile, vous aimez Germeuil ?

LE COMMANDEUR.

Et ne vous en ai-je pas averti ?

CÉCILE.

Mon père, pardonnez-moi.

LE PÈRE DE FAMILLE.

Pourquoi me l’avoir celé ? Mes enfants ! Vous ne connaissez pas votre père… Germeuil, approchez. Vos réserves m’ont affligé ; mais je vous ai regardé de tout temps comme mon second fils. Je vous avais destiné ma fille. Qu’elle soit avec vous la plus heureuse des femmes.

LE COMMANDEUR.

Fort bien. Voilà le comble ! J’ai vu arriver de loin cette extravagance ; mais il était dit qu’elle se ferait malgré moi ; et dieu merci, la voilà faite. Soyons tous bien joyeux, nous ne nous reverrons plus.

LE PÈRE DE FAMILLE.

Vous vous trompez, monsieur le commandeur.

SAINT-ALBIN.

Mon oncle !

LE COMMANDEUR.

Retire-toi. Je voue à ta soeur la haine la mieux conditionnée ; et toi, tu aurais cent enfants, que je n’en nommerais pas un. Adieu.

Il sort.

LE PÈRE DE FAMILLE.

Allons, mes enfants. Voyons qui de nous saura le mieux réparer les peines qu’il a causées.

SAINT-ALBIN.

Mon père, ma soeur, mon ami, je vous ai tous affligés. Mais voyez-la, et accusez-moi, si vous pouvez.

LE PÈRE DE FAMILLE.

Allons, mes enfants ; Monsieur Le Bon, amenez mes pupilles. Madame Hébert, j’aurai soin de vous. Soyons tous heureux.

à Sophie.

Ma fille, votre bonheur sera désormais l’occupation la plus douce de mon fils. Apprenez-lui, à votre tour, à calmer les emportements d’un caractère trop violent. Qu’il sache qu’on ne peut être heureux, quand on abandonne son sort à ses passions. Que votre soumission, votre douceur, votre patience, toutes les vertus que vous nous avez montrées en ce jour, soient à jamais le modèle de sa conduite et l’objet de sa plus tendre estime…

SAINT-ALBIN, avec vivacité.

Ah ! Oui, mon papa.

LE PÈRE DE FAMILLE, à Germeuil.

Mon fils, mon cher fils ! Qu’il me tardait de vous appeler de ce nom.

Ici Cécile baise la main de son père.

Vous ferez des jours heureux à ma fille. J’espère que vous n’en passerez avec elle aucun qui ne le soit… Je ferai, si je puis, le bonheur de tous… Sophie, il faut appeler ici votre mère, vos frères. Mes enfants, vous allez faire, au pied des autels, le serment de vous aimer toujours. Vous ne sauriez en avoir trop de témoins. Approchez, mes enfants… Venez, Germeuil, venez, Sophie.

Il unit ses quatre enfants, et il dit :

Une belle femme, un homme de bien, sont les deux êtres les plus touchants de la nature. Donnez deux fois, en un même jour, ce spectacle aux hommes… Mes enfants, que le ciel vous bénisse, comme je vous bénis !

Il étend ses mains sur eux, et ils s’inclinent pour recevoir sa bénédiction.

Le jour qui vous unira, sera le jour le plus solennel de votre vie. Puisse-t-il être aussi le plus fortuné !… Allons, mes enfants… Oh ! Qu’il est cruel… Qu’il est doux d’être père !

En sortant de la salle, le père de famille conduit ses deux filles ; Saint-Albin a les bras jetés autour de son ami Germeuil ; M Le Bon donne la main à Madame Hébert ; le reste suit, en confusion ; et tous marquent le transport de la joie.

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Questions :

1) Quel type de jeu (et de mise en scène) les didascalies suggèrent-elles ?
2) Quelles sont les valeurs bourgeoises que défend ce texte ?


Beaumarchais (1732-1799)

Le Mariage de Figaro (V, 3), 1784

C’est probablement le chef-d’œuvre du théâtre du XVIIIème. La fiction espagnole ne trompe pas : Figaro résume avec un humour mêlé de gravité les frustrations et les aspirations d’une génération française qui veut tout simplement que ses mérites personnels soient reconnus. La première de la pièce, longtemps censurée, fut un triomphe. On croit entendre encore les applaudissements qui saluèrent les phrases les plus célèbres de cette tirade, bien marquées par le jeu de scène (Figaro est debout). C’est la Révolution qui entre en scène, sans imaginer une seconde qu’elle déclenchera la terreur et qu’elle sera engloutie à Waterloo.

FIGARO : Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! … Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter… […] (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée  ? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens. Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque : en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sol, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net : sitôt je vois du fond d’un fiacre baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours; que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer, lorsqu’un dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci.

Questions:

1) Pourquoi le passage sur l’Islam est-il souvent censuré ?
2) Relevez des exemples de périphrases ironiques, et de vérités générales à valeur proverbiale.

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