Texte 3: Lancelot (Le Chevalier de la charrette)

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Avec Chrétien de Troyes, qui écrit, comme son nom l’indique, à la courde la comtesse Marie de Champagne dans la deuxième moitié du XIIème siècle, on peut parler de courtoisie : le chevalier oublie de plus en plus son roi (ici Arthur, le roi le plus célèbre des gestes médiévales) au profit de sa dame (ici la reine Guenièvre, qui a été enlevée par le fils du roi Bademagu, et que Lancelot part délivrer). L’amour de Lancelot est pur car sa quête est désintéressée, elle est même une occasion pour le chevalier de suivre une sorte d’initiation à la sainteté : par amour, il faut se dépouiller de son orgueil en montant sans hésiter sur la charrette d’infamie; il faut surmonter la peur et les illusions sensorielles pour franchir le pont de l’épée et en recevoir stricto sensu des stigmates ; il faut enfin résister aux rebuffades et aux obstacles semés par Guenièvre avant qu’elle ne consente à se donner entièrement à Lancelot (pour une seule nuit !).

(vers 1 à 31)

Du moment que ma dame de Champagne 

Désire que j’entreprenne un récit en français, 

Je l’entreprendrai très volontiers, 

Comme quelqu’un qui lui appartient entièrement, 

Prêt à lui obéir en toute chose, 

Sans recourir à la moindre flatterie. 

Mais tel ou tel pourrait à ma place 

Avoir recours à la flatterie: 

Il dirait–et j’en porterais témoignage– 

Que c’est la dame qui surpasse 

Toutes les autres en ce monde, 

Tout comme sur les effluves du sol l’emporte la brise, 

Qui souffle en mai ou en avril. 

Certes, je ne suis pas homme 

À vouloir flatter sa dame; 

Dirai-je: Telle une gemme 

Qui prévaut sur perles et sardoines, 

La Comtesse prévaut sur les reines? 

Bien sûr, je ne dirai rien de pareil, 

Et pourtant c’est un fait que je ne saurais nier. 

Je dirai cependant qu’est plus efficace 

En mon entreprise son commandement 

Que mon intelligence et la peine que je me donne. 

Du CHEVALIER DE LA CHARRETTE 

Chrétien commence son livre; 

Matière et orientation lui sont fournies 

Par la Comtesse, et lui se met 

À l’oeuvre, en n’y contribuant rien 

Que son application et son effort intellectuel. 

Et voici qu’il commence sa narration. 

Un jour de l’Ascension…

(347 à 381)

Le Chevalier, à pied et sans lance, 

S’avance vers la charrette 

Et voit sur les limons un nain 

Qui, en bon charretier, tenait 

Dans sa main une longue baguette. 

Et le Chevalier dit au nain: 

Nain, fait-il, pour Dieu, dis-moi tout de suite 

Si tu as vu par ici 

Passer ma dame la reine. 

Le nain perfide et de vile extraction 

Ne voulut point lui en conter des nouvelles, 

Mais se contenta de dire: Si tu veux monter 

Sur la charrette que je conduis, 

D’ici demain tu pourras savoir 

Ce qu’est devenue la reine. 

Sur ce, il a maintenu sa marche en avant 

Sans attendre l’autre l’espace d’un instant. 

Le temps seulement de deux pas 

Le Chevalier hésite à y monter. 

Quel malheur qu’il ait hésité, qu’il eût honte de monter, 

Et qu’il ne sautât sans tarder dans la charrette! 

Cela lui causera des souffrances bien pénibles! 

Mais Raison, qui s’oppose à Amour, 

Lui dit de bien se garder de monter; 

Elle l’exhorte et lui enjoint 

De ne rien faire ni entreprendre 

Qui puisse lui attirer honte ou reproche. 

Ce n’est point dans le coeur mais plutôt sur les lèvres 

Que réside Raison en osant lui dire pareille chose; 

Mais Amour est dans le coeur enclos 

Lorsqu’il lui ordonne et semonce 

De monter sans délai dans la charrette. 

Amour le veut, et le Chevalier y bondit, 

Car la honte le laisse indifférent 

Puisqu’Amour le commande et veut.

(3092  à 3159)

Et le Chevalier de leur répondre en souriant: 

Seigneurs, je vous remercie 

D’être si préoccupés à mon sujet, 

Votre amitié et votre loyauté vous inspirent. 

Je sais bien que d’aucune façon 

Vous ne désirez que malheur m’arrive; 

Mais j’ai telle foi et telle croyance 

En Dieu qu’Il me protégera n’importe où. 

Je ne crains ni ce pont ni ce torrent 

Davantage que la terre ferme des deux rives; 

Je vais donc risquer l’aventure  

Et m’engager sur le pont. 

Je préfère la mort à battre en retraite. 

Ses deux compagnons ne savent plus que dire, 

Mais ils soupirent et versent des larmes 

Abondantes, l’un et l’autre. 

Lui s’apprête à traverser 

Le gouffre au mieux qu’il sait. 

Il agit alors de manière bien étrange, 

Car il désarme ses mains et ses pieds. 

Il ne parviendra pas en face 

En très bon état, 

Il est arrivé à se maintenir, 

Les mains et les pieds nus, 

Sur l’épée plus affilée qu’une faux. 

Il n’avait laissé sur ses pieds 

Ni souliers, ni chausses, ni avant-pied; 

Il ne s’effrayait pas trop 

De se blesser aux mains et aux pieds; 

Il eût préféré se mutiler 

Que tomber du pont et être immergé 

Dans une eau dont il ne serait jamais sorti. 

À grande douleur, comme il l’avait projeté, 

Et à grande détresse, il avance; 

 Il se blesse aux mains, aux genoux et aux pieds, 

Mais Amour qui le conduit et mène 

 Calme ses souffrances– 

D’ailleurs souffrir lui est doux. 

Rampant sur ses mains, pieds et genoux, 

Il parvient à joindre l’autre côté. 

Mais il se souvient 

Des deux lions qu’il croyait 

Avoir vus quand il se trouvait en face. 

Il regarde de nouveau 

Et n’aperçoit pas même un lézard, 

Nulle créature capable de lui faire du mal. 

Plaçant sa main devant son visage, 

Il scrute son anneau et se rend compte, 

Quand il ne voit aucun des deux lions 

Qu’il pensait avoir aperçus, 

Qu’il avait été victime d’un enchantement, 

Car devant lui ne se trouvait rien de vivant. 

Ses deux compagnons sur l’autre rive 

Naturellement se réjouissent 

De le voir de l’autre côté, 

Mais ils ne savent pas combien il s’est blessé. 

Le Chevalier pense avoir beaucoup gagné 

Quand ses blessures ne sont pas plus graves. 

Il étanche le sang qui coule de ses plaies 

À l’aide de sa chemise. 

Devant lui il voit s’élever une tour 

Si formidable que de ses yeux 

Il n’en avait jamais vu de pareille: 

Elle n’aurait pu être plus imposante. 

Appuyé à une fenêtre 

S’était le roi Bademagu, 

Un monarque épris 

D’honneur et de vertu;

(4478 à 4537)

Cette fois-ci, la reine ne baissa point 

Les yeux; au contraire, 

Elle alla joyeusement à sa rencontre, 

Lui rendit tous les honneurs en son pouvoir 

Et le fit asseoir à côté d’elle. 

 Alors ils se parlèrent en toute liberté 

De tout, selon leur bon plaisir; 

Il ne leur manquait point de choses à se dire, 

Car Amour leur fournissait bien des sujets d’entretien. 

Et quand Lancelot voit le plaisir 

Qu’éprouve la reine à tout ce qu’il dit, 

Et que rien ne lui déplaît, alors, tout bas, 

Il lui a dit: Dame, devant le si mauvais visage 

Que vous me fîtes l’autre jour en me voyant 

Mon ébahissement reste total, 

Car vous ne m’avez pas soufflé mot de vos raisons: 

Vous avez failli me donner la mort. 

Je n’eus point alors assez d’audace, 

Comme c’est le cas à présent, 

Pour oser vous demander de m’éclairer là-dessus. 

Dame, maintenant je suis prêt à réparer le forfait– 

À condition toutefois que vous me disiez en quoi il consiste– 

Qui m’a tant bouleversé. 

Et la reine lui répond: 

Comment? N’eûtes-vous pas honte 

De la charrette? Ne vous fit-elle pas peur? 

Vous y montâtes à grand regret seulement, 

Puisque vous avez attendu le temps de faire deux pas. 

Voilà pourquoi en fait je ne voulus 

Ni vous adresser la parole ni vous accorder un regard. 

–Que Dieu me garde une autre fois, 

Fait Lancelot, d’un tel méfait, 

Et que Dieu n’ait jamais pitié de moi, 

Si vous ne fûtes pas tout à fait dans votre droit! 

Dame, pour Dieu, acceptez sur-le-champ 

Que je vous fasse amende honorable du tort commis, 

Et si un jour vous devez me pardonner, 

Pour Dieu, dites-le-moi donc! 

–Ami, considérez-vous comme quitte envers moi, 

Fait la reine, et entièrement absous: 

Je vous pardonne sans réserve. 

–Dame, fait-il, je vous en rends grâce; 

Mais ici je ne peux guère vous dire 

Tout ce que je voudrais; 

J’aimerais vous parler 

Plus à loisir, s’il se pouvait. 

Et la reine, d’un petit mouvement de l’oil, et non du doigt, 

Lui indique une fenêtre, 

Et elle lui dit: Venez me parler 

Ce soir à cette fenêtre, 

Lorsque ceux d’ici seront tous endormis, 

Et vous viendrez par ce verger. 

Entrer ici ou chercher un gîte 

Pour la nuit vous sera défendu; 

Moi, je serai dedans, vous serez dehors, 

Puisque vous ne pourrez pas vous introduire ici. 

Quant à moi, il ne me sera possible 

De me joindre à vous que par la parole ou par la main seulement; 

Mais si cela peut vous faire plaisir, je serai 

Là, pour l’amour de vous, jusqu’à ce qu’il fasse jour.

Questions :

  1. Précisez le rôle du poète tel qu’il apparaît dans le prologue
  2. Pourquoi peut-on parler de « comédie courtoise » à propos du dernier passage ?

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