Texte 4: Lais de Marie de France, Lanval

Télécharger le texte et les questions au format DOCX.
Télécharger le texte et les questions au format PDF.

Marie de France doit son nom au fait d’avoir été une Française à la cour d’Aliénor d’Aquitaine, reine d’Angleterre, dans la deuxième moitié du XIIème siècle, chez la mère de Marie de Champagne donc. Les Lais de Marie de France forment un recueil de contes où les femmes jouent le rôle principal. Dans ce long extrait de Lanval, le chevalier éponyme est confronté à une réalité rare dans la littérature courtoise : celle de l’argent. Au cours d’une guerre, il a fait preuve, au service du roi Arthur, de deux des principales qualités attendues d’un chevalier, prouesse et fidélité, mais à la suite de la guerre, il a été oublié dans les distributions d’argent du roi, et il lui manque dorénavant la possibilité de faire preuve de la troisième : la largesse. Au moment où il quitte la cour pour cacher sa honte, il est abordé par deux jeunes femmes qui veulent le présenter à une demoiselle. Bien sûr cette demoiselle est une fée, qui prendra le pouvoir sur Lanval, puis l’emmènera à la fin du conte hors du monde, en Avallon, l’au-delà de la mythologie celtique. On s’amusera de voir une tout autre Guenièvre que celle de Chrétien de Troyes, plus bassement commère ; on admirera le sens de la mise en scène de la fée (avec une arrivée à la cour digne d’un défilé de mode !). Il n’est pas interdit de penser que c’est le portrait de la reine Aliénor qui est fait ; en tout cas c’est celui de la femme idéale telle qu’elle apparaîtra souvent dans la littérature française. C’est aussi une réflexion sur le pouvoir de l’imaginaire : dans la littérature il y a toujours une réflexion sur la littérature.

Le chevalier arriva jusqu’à la demoiselle qui, l’appelant, le fit asseoir à ses côtés, et lui parla en ces termes : C’est pour vous, mon cher Lanval, que je suis sortie de ma terre de Lains, et que je suis venue en ces lieux. Je vous aime, et si vous êtes toujours preux et courtois, je veux qu’il n’y ait aucun prince de la terre qui soit aussi heureux que vous. Ce discours enflamme subitement le cœur du chevalier, qui répond aussitôt : Aimable dame, si j’avais le bonheur de vous plaire et que vous voulussiez m’accorder votre amour, il n’est rien que vous ne m’ordonniez que ma valeur n’ose entreprendre. Je n’examinerai point les motifs de vos commandements. Pour vous j’abandonne le pays qui m’a vu naître ainsi que mes sujets. Non, je ne veux jamais vous quitter , c’est la chose que je désire le plus au monde que de rester avec vous. La demoiselle ayant entendu le vœu que formait Lanval, lui accorde son cœur et son amour. Elle lui fait un don précieux dont nul autre ne pourra profiter. Il peut donner et dépenser beaucoup, et se trouvera toujours fort riche. Ah! que Lanval sera donc heureux, puisque plus il sera généreux et libéral, plus il aura de l’or et de l’argent. 

Mon ami, dit la belle, je vous prie, vous enjoins, vous commande même de ne jamais révéler notre liaison à qui que ce soit; qu’il me suffise de vous dire que vous me perdriez pour toujours, et que vous ne me verriez plus si notre amour était découvert. Lanval lui fait le serment de suivre entièrement ses ordres. Ils se couchèrent ensemble et restèrent au lit jusqu’à la fin du jour; Lanval qui ne s’était jamais aussi bien trouvé, serait resté bien plus longtemps, mais son amie l’invita à se lever, car elle ne voulait pas qu’il demeurât davantage. Avant de nous quitter, je dois vous faire part d’une chose, lui dit elle; lorsque vous voudrez me parler et me voir, et j’ose espérer que ce ne sera que dans des lieux où votre amie pourra paraître sans rougir, vous n’aurez qu’à m’appeler, et sur-le-champ je serai près de vous. Personne, à l’exception de mon amant, ne me verra, ni ne m’entendra parler. Lanval enchanté de ce qu’il apprend, pour exprimer sa reconnaissance embrasse son amie et descend du lit. Les demoiselles qui l’avaient conduit au pavillon entrèrent en apportant des habits magnifiques, et dès qu’il en fut revêtu, il sembla mille fois plus beau. Après qu’on l’eut lavé, le souper fut servi. Quoique le repas fût assaisonné d’appétit et de bonne chère, Lanval avait un mets à lui seul qui lui plaisait beaucoup. C’était d’embrasser son amie et de la serrer dans ses bras.

En sortant de table on lui amène son cheval qui était tout apprêté, et après avoir fait ses adieux , il part pour retourner à la ville, mais tellement étonné de son aventure qu’il ne peut encore y croire, et qu’il regarde de temps en temps en arrière, comme pour se convaincre qu’il n’a pas été abusé par une illusion flatteuse. (…)

… 

Genèvre qui cherchait l’occasion de le trouver seul, suit ses pas, l’appelle, s’assied auprès de lui, et lui parle en ces termes : Lanval, depuis longtemps je vous estime, je vous aime tendrement, et il ne tient qu’à vous d’avoir mon cœur. Répondez-moi, car, sans doute, vous devez vous estimer heureux puisque je vous offre de devenir mon ami. Madame, daignez me permettre de ne pas vous écouter, je n’ai nul besoin de votre amour. J’ai long -temps servi le roi avec fidélité, et je ne veux pas manquer à l’honneur et à la foi que je lui ai promise. Jamais par vous ou par l’amour de toute autre femme je ne trahirai mon seigneur suzerain. La reine courroucée de cette réponse se répandit en invectives. Il paraît, Lanval, et j’en suis persuadée, que vous n’aimez guère les plaisirs de l’amour: aussi m’a-t-on souvent dit qu’à des femmes aimables, dont au surplus vous savez vous passer, vous préfériez des jeunes gens bien mis avec lesquels vous vous amusiez. Allez, misérable, allez, le roi a fait une bien grande sottise lorsqu’il vous retint à son service. 

Piqué des reproches de Genèvre, Lanval lui fit dans la colère une confidence dont il eut bien à se repentir. Madame, lui dit il, je n’ai jamais commis le crime dont vous m’accusez. Mais j’aime et je suis aimé de la plus belle femme qu’il y ait au monde. Je vous avouerai même , madame, et soyez-en persuadée, que la dernière de ses suivantes est supérieure à vous par la beauté, l’esprit, les grâces et le caractère. Genèvre en fureur de cette réponse humiliante se retire dans sa chambre pour pleurer , elle se dit malade, se met au lit d’où elle ne sortira, dit elle, que lorsque le roi son époux aura promis de la venger. Arthur avait passé la journée à la chasse , et à son retour, encore joyeux des plaisirs qu’il avait goûtés, il se rendit à l’appartement des dames. Sitôt que Genèvre l’apercoit , elle vient se jeter aux pieds de son époux, et lui demande vengeance de l’outrage qu’elle dit avoir reçu de Lanval. Il a osé me requérir d’amour, et d’après mon refus, il m’a injuriée et avilie. Il a osé se vanter d’avoir une amie d’une beauté incomparable, dont la dernière des suivantes valait mieux que moi. Le roi enflammé de colère fit serment que si le coupable ne se justifiait pas à l’assemblée des barons, il le ferait pendre ou brûler.

(…)

Les barons allaient aller aux voix lorsqu’ils virent arriver deux jeunes demoiselles montées sur des chevaux blancs, et vêtues de robes en soie, de couleur vermeille. Leur présence fixe les regards de l’assemblée. Aussi Gauvain, suivi de trois chevaliers, s’en va tout joyeux trouver Lanval ; il lui montre les deux jeunes personnes, et le prie de lui indiquer laquelle est sa maîtresse, Ni l’une ni l’autre, répond-il. Elles descendent au bas du trône, et l’une s’exprime en ces termes : Sire, faites préparer et orner une chambre où ma dame puisse descendre, car elle désire loger dans votre palais. 

Arthur accueille leur demande, et charge deux chevaliers de conduire les jeunes personnes à l’appartement qu’elles devaient occuper. Sitôt qu’elles eurent quitté l’assemblée, le roi ordonne qu’on reprenne sur-le-champ le jugement, et blâme les barons du retard qu’ils apportent. Sire, nous avons interrompu la séance à cause de l’arrivée de ces deux dames ; nous allons la reprendre et nous hâter. Déjà, et c’est avec regret, on recueillait les avis qui étaient fort partagés, lorsque deux autres jeunes personnes encore plus belles que les premières, paraissent. Elles étaient vêtues de robes brodées en or, et montaient des mules espagnoles. Les amis de Lanval pensent en les voyant que le bon chevalier sera sauvé et se réjouissent. Gauvain suivi de ses compagnons vient à Lanval, et lui dit : Sire, reprenez courage, et pour l’amour de Dieu, daignez nous écouter. Il arrive en ce moment deux demoiselles supérieurement vêtues et d’une beauté rare, l’une d’elles, doit être votre amie; Lanval lui répond simplement : Je ne les ai jamais vues, ni connues, ni aimées.

A peine étaient-elles arrivées que les deux demoiselles se hâtent de descendre et de venir devant le roi. Tous les barons s’empressent de louer leurs attraits, la fraîcheur de leur teint. Ceux qui étaient du parti de la reine craignaient pour la comparaison. L’aînée des deux jeunes personnes qui était aussi aimable que belle, pria le roi de vouloir bien leur faire préparer un appartement pour elles et pour leur dame, qui désirait lui parler. Le monarque les fit conduire vers leurs compagnes, et comme s’il eût craint que Lanval n’échappât à sa vengeance , il presse le jugement, et ordonne qu’il soit rendu sur-le-champ. La reine se courrouçait de ce qu’il ne le fût point encore.

On allait donc prononcer lorsque de bruyantes acclamations indiquent l’arrivée de la dame qui venait d’être annoncée. Elle était d’une beauté surnaturelle et presque divine. Elle montait un cheval blanc si admirable, si bien fait, si bien dressé, que sous les cieux on ne vit jamais un si bel animal. L’équipage et les harnois étaient si richement ornés qu’aucun souverain de la terre ne pouvait s’en procurer un pareil, sans engager sa terre et même la vendre. Un vêtement superbe laissait apercevoir l’élégance de sa taille, qui était élevée et noble. Qui pourrait décrire la beauté de sa peau, la blancheur de son teint qui surpassait celle de la neige sur les arbres, ses yeux bleus, ses lèvres vermeilles, ses sourcils bruns, et sa chevelure blonde et crêpée. Revêtue d’un manteau de pourpre grise qui flottait derrière ses épaules, elle tenait un épervier sur le poing, et était suivie d’un lévrier. Il n’y avait dans la ville ni petit ni grand, ni jeune ni vieux, qui ne fût accouru pour la voir passer ; et tous ceux qui la regardaient étaient embrasés d’amour. Les amis de Lanval viennent sur-le-champ le prévenir de l’arrivée de la dame. Pour le coup, c’est elle, c’est votre maîtresse, vous serez délivré enfin; car celle-ci est la plus belle femme qui soit au monde.

En écoutant ce discours Lanval soupira , il lève la tète et reconnaît l’objet dont son cœur est épris. Le rouge lui monte à la figure. Oui, c’est elle , s’écria-t-il, en la voyant ; j’oublie tous mes maux ; mais si elle n’a pas pitié de moi, peu m’importe de la vie, qu’elle vient cependant de me rendre. La belle dame entre au palais, et vint descendre devant le roi. Elle laisse tomber son manteau pour mieux laisser admirer la beauté de sa taille. Le roi qui connaissait les lois de la galanterie, se leva à l’arrivée de la dame; toute l’assemblée en fit autant, et chacun s’empresse de lui offrir ses services. Quand les barons l’eurent assez examinée , et détaillé tous ses perfections , elle s’avança et parla en ces termes : Roi, j’ai aimé un de tes vassaux, c’est Lanval que vous voyez là-bas. Il fut malheureux à ta cour, tu ne l’as point récompensé ; et aujourd’hui il est injustement accusé. Je ne veux pas qu’il lui arrive le moindre mal. La reine a eu tort ; jamais Lanval n’a commis le crime dont il est accusé. Quant à l’éloge qu’il a fait de ma beauté, on a exigé ma présence, me voici : j’espère que tes barons vont l’absoudre. Arthur s’empressa de se conformer aux volontés de la dame, et les barons jugèrent d’un commun accord que Lanval avait entièrement prouvé son droit. Sitôt qu’il fut acquitté, la dame fait ses adieux et se dispose à partir malgré les pressantes sollicitations du monarque et de sa cour, qui voulaient la retenir. Dehors la salle était un grand perron de marbre gris, il servait pour monter à cheval ou pour en descendre aux seigneurs qui se rendaient à la cour. Lanval monta dessus, et lorsque la dame sortit du palais, il sauta sur son cheval et sortit avec elle.

Les Bretons rapportent que la fée emmena son amant dans l’île d’Avalon où ils vécurent longtemps fort heureux. On n’en a point entendu parler depuis, et quant à moi, je n’en ai pas appris davantage.

Questions :

  1. En quoi l’image de Guenièvre est-elle dans ce texte radicalement différente de celle que l’on pouvait voir chez Chrétien de Troyes ?
  2. Par quels moyens la fée subjugue-t-elle les hommes ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.