Texte et traduction du début du Roman de la Rose

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Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (première moitié du XIIIème siècle). Texte et traduction des premières pages.


Le texte ici proposé est pris, pour des raisons évidentes de droit, sur un site en libre accès, en l’occurrence wikisource. Ce site présente son édition comme étant celle de Clément Marot, publiée en 1529. Certes le mot à mot n’est pas exactement le même que celui de l’édition de référence, celle d’Armand Strubel (Lettres Gothiques), ainsi le médiéval estuetest remplacé par un plus moderne il faut, mais on a affaire à un état du texte vraisemblablement du XIVème siècle, qui respecte assez bien, par exemple, les désinences du cas sujet et du cas régime. Ce qui est important pour nous, c’est que, dans l’édition de Marot que nous présentons et traduisons ici, l’intégralité des détails de la narration et la quasi-totalité des images sont identiques à ce qui est proposé par le texte originel.

La traduction est délibérément la plus littérale possible, à la limite du galimatias parfois ; c’est qu’elle a été faite à la demande d’étudiants qui souhaitaient pouvoir suivre et comprendre sans trop de peine un texte médiéval, en s’aidant d’une traduction presque juxta-linéaire; en vertu du même principe, les mots médiévaux ont été le plus souvent possible gardés, même s’ils ont changé de sens ou de connotation, comme l’adjectif mignonpar exemple ; le contexte suffit en général à comprendre le sens médiéval de ces mots. 

Voici quelques pistes de commentaire :

Dans ces premières pages du Roman de la Rose, les thèmes courtois mis en place depuis l’époque de Chrétien de Troyes sont repris, développés, raffinés. Le poète se présente toujours comme celui qui se contente de « déduire en rime ». Mais la réflexion sur l’amour (et sur les valeurs courtoises qui gravitent autour de lui) n’a plus besoin de se parer des prestiges de l’épopée. Il s’agit ici d’un Art d’Amour, comme Ovide a écrit sonArs Amatoria, et, si récit il y a, il doit être lu de manière allégorique : très explicitement, la rose est présentée comme l’image de la femme aimée, et il est évident que le jardin clos de la pucelle est l’image de sa virginité ; de même, le songe dont la description constitue le récit est vraisemblablement l’image de la littérature. Quant aux images que l’on peut voir sur les murs du jardin (on n’a gardé ici que leur liste), ce sont des allégories des défauts que la courtoisie se doit de fuir. Les personnages rencontrés dans et autour du jardin sont tous des allégories.

Mais l’intérêt du Roman de la Rose est-il uniquement là ? Il faut aussi se laisser prendre au plaisir d’une lecture naïve de ce texte. Le parallélisme, appuyé, entre l’éveil de la nature au printemps et l’éveil du sentiment amoureux chez les jeunes gens à la même saison, vaut, au-delà du poncif, par une description précise de la végétation et des animaux, qui respire ce que l’on pourrait appeler un naturalisme joyeux. Il en est de même dans la description du verger, où nature et culture se confondent : les oiseaux forment une chorale pour le moins structurée ! Comme pour la fameuse tapisserie de la Dame à la Licorne, les interprétations ésotériques sont possibles mais peut-être inutiles : la fête qui est donnée dans ce jardin est d’abord une fête courtoise, et bien plus qu’au fond d’un utérus,  on se sent dans une sorte de monastère utopique, qui a pu inspirer Thélème! Déduit (c’est à dire Plaisir) est une allégorie, mais son portrait est celui du modèle de l’honnête homme courtois. Liesse est une allégorie, mais son portrait est celui de la femme idéale, qui vient compléter celui de la belle Oiseuse : recueil de poncifs médiévaux, certes, mais toute ressemblance avec des personnages ayant réellement existé ne serait pas fortuite.

Un texte à voir aussi : « ut pictura poesis » disait Horace. Le Roman de la Rose contient la description d’images, et il y a partout la volonté de donner un équivalent verbal d’images visuelles. Les nombreuses éditions médiévales du Roman ont très vite été illustrées de magnifiques miniatures, comme celle qui est reproduite ci-dessous, et qui illustre le passage mis en caractères gras.

Deux remarques pour terminer, concernant la modernité du Roman de la Rose, et certainement la pérennité de son succès jusqu’au XVIème siècle au moins: 

Evidemment l’auteur du texte est un homme de son temps, de culture chrétienne, et qui n’imaginerait pas un instant de ne pas croire à l’existence de Dieu, des anges et du paradis, dont ce verger reprend les descriptions usuelles au moyen-âge, mais justement, il règne dans le paradis terrestre de Guillaume de Lorris une sensualité bien plus épicurienne que mystique, et lorsqu’il y a comparaison entre les amis de Déduit et les anges, la comparaison est au bénéfice des humains d’ici-bas. La Papelardie, condamnée dans la caricature qui en est faite sur les murs du jardin, n’est pas simplement l’image de l’hypocrisie religieuse, c’est aussi celle de la bigoterie. Comme on a pu le deviner ci-dessus avec l’allusion à Thélème, la religion de Guillaume de Lorris semble préfigurer celle de Rabelais.

Il faut enfin donner son dû à un champ d’études très à la mode aujourd’hui, je veux parler des sempiternelles gender-studies. Il est vrai qu’elles trouveraient de quoi se nourrir ici : certes au moyen-âge le costume masculin est encore peu différent du costume féminin, mais ici les parallélismes sont très appuyés, lorsque l’on parle de la manière de coudre ses manches, ou lorsque l’on choisit les couleurs des vêtements (le vert domine) ; l’androgynie est manifeste dans le portrait de Déduit, à la carrure à la fois virile et féminine ; « le Dieu d’Amour de sa façon ne ressemblait point un garçon » ; que dire enfin du baiser des deux danseuses, même s’il n’est échangé que du bout des lèvres ?

Cy est le rommant de la rose ou tout l’art d’amour est enclose Maintes gens vont disant que songes Ne sont que fables et mensonges Mais on peult tel songe songer Qui pourtant n’est pas mensonger Ains est apres bien apparent Si en puis trouver pour garant Macrobe ung aucteur treaffable Qui ne tient pas songes a fable Aincoys escript la vision Laquelle advint a Scipion Quiconques cuyde ne qui die Que ce soit une musardie De croire qu’aucun songe advienne Qui vouldra pour fol si m’en tienne Car quant a moy j’ay confiance Que songe soit signifiance Des biens aux gens et des ennuytz La raison, on songe par nuytz Moult de choses couvertement Qu’on voit apres appertement.

Sur le vingtiesme an de mon eage Au point qu’amours prent le peage Des jeunes gens, coucher m’alloye Une nuyt comme je souloye Et de fait dormir me convint En dormant ung songe m’advint Qui fort beau fut a adviser Comme vous orrez deviser Car en advisant moult me pleut Et oncques riens au songe n’eut Qui du tout advenu ne soit Comme le songe recensoit. Lequel vueil en rime déduire Pour plus a plaisir vous induire Amours m’en prie et le commande Et si d’adventure on demande Comment je vueil que ce rommant Soit appellé, sache l’amant Que c’est le Rommant de la rose Ou l’art d’amour est toute enclose La matiere est belle et louable Dieu doint qu’elle soit aggréable A celle pour qui j’ay empris C’est une dame de hault pris Qui tant est digne d’estre aymée Qu’elle doit rose estre clamée. Advis m’estoit a celle foys Bien y a cinq ans et six moys Que je songeoye au moys de may Au temps amoureux sans esmoy Au temps que tout rit et s’esgaye Qu’on ne voit ny buysson ne haye Qui en may parer ne se vueille Et couvrir de nouvelle fueille Les boys recouvrent leur verdure Qui sont secz tant que l’yver dure Terre mesme fiere se sent Pour la rosée qui descend Et oublie la povreté Ou elle a tout l’yver esté. En effect si gaye se treuve Qu’elle veult avoir robe neufve Et scait si conjoincte robe faire Que de couleurs a mainte paire D’herbes et fleurs rouges et perses Et de maintes couleurs diverses Est la robe que je devise Parquoy la terre mieulx se prise. Les oyseletz qui se sont teuz Durant que les grans froitz ont euz Pour le fort temps d’ivers nuysible Sont si aysés au temps paisible De may qu’ilz monstrent en chantant Qu’en leurs cueurs a de joye tant Qu’il leur convient chanter par force. Le rossignol adonc s’efforce De chanter menant doulce noyse Lors s’esvertue et se degoyse Le papegault et la calendre Si convient jeunes gens entendre A estre gays et amoureux Pour le beau printemps vigoureux. Dur est qui n’ayme d’amour franche Quant il oyt chanter sur la branche Aux oyseaulx les chans gracieulx En celluy temps délicieux Ou toute rien d’aymer s’esjoye.

Par une nuyt que je songeoye Me sembla dormant fermement Qu’il estoit matin proprement De mon lict tantost me levay Me vesty et mes mains lavay Tiray une esguille d’argent D’ung aiguillier mignon et gent Et voullant l’esguille enfiller Hors de ville euz désir d’aller Pour ouyr des oyseaulx les sons Qui or chantoyent par les buyssons. En ycelle saison nouvelle Cousant mes manches a videlle M’en allay tout seul esbatant Et les oysillons escoutant Qui de bien chanter s’efforcoient Par les jardins qui fleurissoient Joly et gay plain de lyesse. Vers une riviere m’adresse Que j’ouy pres d’illecques bruyre Car plus beau lieu pour me déduyre Ne vy que sur ceste riviere. D’ung petit mont d’illec derriere Descendoit l’eau courant et royde Fresche bruyant et aussi froide Comme puys ou comme fontaine Si creuse n’estoit pas que Seine Mais elle estoit plus espandue Jamais veue ny entendue Je n’avoye ceste eau qui couloit Parquoy mon oeil ne se sauloit De regarder le lieu plaisant De ceste eau claire et reluysant. J’eu lors mon visaige lavé Si vy bien couvert et pavé Tout le fons de l’eau de gravelle Et la prairie grande et belle Au pied de cestuy mont batoit Claire, serie et belle estoit La matinée, et tempérée Lors m’en allay parmy la prée Tout contre val esbanoyant Ce beau rivaige costoyant 

Ici est le Roman de la Rose où tout l’art d’amour est enclos.

Maintes gens vont disant que songes ne sont que fables et mensonges. Mais on peut tel songe songer qui pourtant n’est pas mensonger : au contraire il est après bien apparent. Aussi je puis en trouver pour garant Macrobe, un auteur très affable, qui ne tient pas songes pour fables. Ainsi, il écrit la vision qui advint à Scipion. Que personne ne pense et ne dise que c’est une plaisanterie de croire qu’un songe se réalise. Que celui qui voudra me prenne pour un fou. Car quant à moi j’ai confiance que songe soit signifiance de la raison des biens et des ennuis <qui arrivent> aux gens. On songe durant la nuit beaucoup de choses couvertement qu’on voit après ouvertement.

Sur le vingtième an de mon âge, au moment où amour prend le péage des jeunes gens, j’allais me coucher une nuit comme j’en avais l’habitude, et de fait dormir me convint. En dormant un songe m’advint qui fut fort beau à aviser, comme vous m’entendrez décrire, car en l’avisant il me plut beaucoup, et il n’y eut rien en ce songe qui ne se soit réalisé comme le songe le racontait. Je veux vous le restituer en rimes pour vous amener davantage au plaisir. Amour m’en prie et me le commande, et si d’aventure on me demande comment je veux que ce roman soit appelé, que l’amant sache que c’est le Roman de la Rose où l’art d’amour est tout enclos. La matière est belle et louable, Dieu donne qu’elle soit agréable à celle pour qui je l’ai entreprise. C’est une dame de haut prix qui tant est digne d’être aimée que Rose elle doit être appelée. 

Je m’étais avisé cette fois-là, il y a bien cinq ans et six mois, que je songeais au mois de mai, au temps amoureux sans émoi, au temps où tout rit et s’égaie, si bien qu’on ne voit ni buisson ni haie qui en mai ne veuille se parer et couvrir de nouvelles feuilles. Les bois récupèrent leur verdure, eux qui sont secs tant que l’hiver dure. Même la terre se sent fière de la rosée qui descend, et elle oublie la pauvreté où elle a été tout l’hiver. En effet elle se trouve si gaie qu’elle veut avoir robe neuve, et elle sait faire une robe si harmonieuse qu’elle a maintes paires de couleurs, d’herbes et de fleurs rouges et bleues. Et de maintes couleurs diverses est la robe que je décris, par laquelle la terre s’aime mieux. Les oiselets qui se sont tus pendant qu’ils ont eu de grands froids à cause du fort temps nuisible de l’hiver, sont si à l’aise au temps paisible de mai qu’ils montrent en chantant qu’il y a tant de joie en leur cœur qu’il leur convient de chanter par force. Le rossignol s’efforce ainsi de chanter en menant un doux tapage. Alors s’évertuent et s’égosillent le perroquet et l’alouette. Aussi convient-il aux jeunes gens d’entendre à être gais et amoureux à cause du beau printemps vigoureux. Dur est celui qui n’aime d’amour franche quand il entend chanter les oiseaux sur la branche les chants gracieux, en ce temps délicieux où toute chose se réjouit d’aimer.

Par une nuit que je songeais, il me sembla en dormant profondément qu’il était grand matin. Je me levai aussitôt de mon lit, je me vêtis, lavai mes mains, tirai une aiguille d’argent d’un aiguiller mignon et raffiné, et, tout en voulant enfiler l’aiguille, j’eus le désir d’aller hors de la ville pour ouïr les sons des oiseaux qui chantaient alors parmi les buissons en cette saison nouvelle. Cousant mes manches avec un ourlet, je m’en allai tout seul en m’ébattant et en écoutant les oisillons qui s’efforçaient de bien chanter parmi les jardins qui fleurissaient. Joyeux et plein de liesse, je me dirige vers une rivière que j’entendis bruire près de cet endroit-là, car je ne vis plus beau lieu pour prendre du plaisir que cette rivière. L’eau descendait en courant d’un petit mont derrière cet endroit, rapide, fraîche, bruyante, aussi froide que celle d’un puits ou d’une fontaine. Elle n’était pas aussi profonde que la Seine, mais elle était plus large. Je n’avais jamais vu ni entendu cette eau, et c’est pourquoi mon œil ne se lassait pas de regarder le lieu plaisant de cette eau claire et reluisante. J’eus alors mon visage lavé et je vis tout le fond de l’eau couvert et et pavé de gravier, et elle arrosait la prairie grande et belle auprès de ce mont. Claire, sereine et belle était la matinée, et tempérée. Alors je m’en allai parmi la prairie en me divertissant tout en côtoyant ce beau rivage vers l’aval. 


Quant fuz ung peu avant allé Je vy ung verger long et lé Enclos d’ung hault mur richement Dehors entaillé vivement A mainctes riches empoinctures Les ymaiges et les painctures Du mur partout je remiray Parquoy voulentiers vous diray D’icelle la forme et semblance Ainsi que j’en ay remembrance.

• Hayne   • Félonnie   • Villenie   • Couvoytise   • Avarice  • Envie   • Tristesse   • Vieillesse   • Papelardie   • Povreté

Les ymaiges qu’ay advisé Comme je vous ay devisé Furent en or et en azur De toutes pars painctes au mur Hault fut le mur et tout carré Si en estoit clos et barré En lieu de haye ung beau verger Si bien assis pour abréger Qu’on ne le pourroit dire a droit Qui dedans mener me vouldroit Ou par eschelle ou par degré Je luy en sceusse moult de gré Car oncq homme ne fut conduict A telle joye et tel déduict Comme a celle de ce verger Ce beau lieu d’oyseaulx héberger N’estoit ne desdaigneulx ne chiche Mais ne fut oncque lieu si riche D’arbres et d’oysillons chantans Car par les buyssons bien sentans Y en eut trois foys plus qu’en France Et tant fut belle l’accordance De leur musicque a escouter Qu’elle povoit tout dueil oster Quant a moy si fort m’esjouy Lors que si bien chanter j’ouy Que je ne prinsse pas cent livres S’il y eust passaiges delivres Pour n’y entrer, et que ne veisse L’assemblée que Dieu bénisse Des oyseaulx qui leans estoient Et de gay couraige chantoient Les dances d’amours et les notes Plaisans courtoyses et mignotes. Quant j’ouy ces oyseaux chanter Je me prins fort a guementer Par quel art et par quel engin Je pourroye entrer au jardin Mais je ne povoys bien scavoir Par ou entrée y peusse avoir Et saichez que je ne scavoye S’il y avoit pertuys ny voye Ne lieu par ou l’on y entrast Et homme qui me le monstrast N’estoit illec, car seul j’estoye Et d’ennuy maint souspir jectoye Tant qu’au dernier il me souvint Que impossible estoit qu il advint Qu’en ung si beau verger n’eust huys Ou eschelle, ou quelque pertuys Lors m’en allay a grant alleure Environnant la compasseure Et le grant tour du mur carré Tant que ung huys bien clos et barré Trouvay fort petit et estroit Et par ailleurs on n’y entroit Si commencay a y férir Sans d’autre entrée m’enquérir.

Assez y frappay et boutay Et par maintes foys escoutay Si j’orroys gens parler ensemble Le guichet qui estoit de tremble Mouvoit, adonc une pucelle Qui estoit assez gente et belle Cheveulx eut bloncz comme ung bassin La chair plus tendre qu’ung poussin Front reluysant, sourcilz voultiz Large entroeil, et les piedz petis Tétin poingnant blanc de nature Et le nez bien fait a droicteure Comme ung faulcon les yeulx eut vers Jectans oeillades de travers La face blanche et coulourée L’alaine doulce et savourée La bouche petite et grossette Et au menton une fossetteD’espaules eut belle croysure Et le col de bonne mesure Sans aucune bube ne tache. Brief en ce monde je ne sache Femme qui si beau col portast Polly sembloit et souef au tast Et la gorge avoit aussi blanche Comme la neige sur la branche Quant il a freschement neigé Le corps eut droit, gent et dougé Et ne falloit ja sur la terre Ung plus beau corps de femme querre D’orfaverie eut ung chappeau Proprement fait, mignon, et beau Et plus riche a bien le priser Que le scauroie deviser. Sur ce chappeau d’orfaveries En eut ung de roses fleuries Et en sa main ung mirouer Si eut d’ung riche tressouer. Son chef tressé estroictement D’ung las de soye coinctement Lassoit en deux endroictz ses manches Et pour preserver ses mains blanches Du halle en chascune eut ung gant. Sa cotte fust d’ung vert de gant A broderie tout entour Et bien sembloit a son atour Qu’a besongner peu se mectoit Car quant bien pignée elle estoit Bien parée, et bien attournée Elle avoit faicte sa journée Et avoit si bon temps aussi Qu’elle n’avoit soing ne soucy De rien qui soit, fors seullement De soy acoustrer noblement. 

Quand je me fus un peu avancé, je vis un verger long et large, magnifiquement enclos d’un haut mur, bien décoré à l’extérieur avec un grand nombre de magnifiques gravures. J’observai partout les images et peintures du mur, et c’est pourquoi  je vous en dirai la forme et l’apparence, autant que je m’en souvienne :

Haine (…) Félonie (…) Vilenie (…) Convoitise (…) Avarice (…) Envie (…) Tristesse (…) Vieillesse (…) Papelardie (…) Pauvreté (…)

Les images que j’ai avisées comme je vous ai devisé étaient d’or et d’azur, peintes sur le mur de tous côtés. Le mur était haut et tout carré. Il entourait et enfermait, comme une haie, un beau verger si bien disposé, pour abréger, qu’on ne pourrait décrire correctement. Qui voudrait me mener dedans, par échelle ou par escalier, je lui en saurais vraiment gré, car jamais homme ne fut conduit à telle joie ni à tel plaisir qu’à ceux de ce verger. Ce beau lieu n’était ni dédaigneux ni chiche pour héberger des oiseaux, et il n’y a jamais eu de lieu aussi riche en arbres et en oisillons chantants, car parmi les buissons bien odorants il y en avait trois fois plus qu’en France. Et tant fut belle à écouter l’harmonie de leur musique qu’elle pouvait ôter toute douleur. Quant à moi, alors je me réjouis si fort d’entendre si bien chanter que je n’aurais pas accepté cent livres pour ne pas y entrer et pour ne pas voir l’assemblée – que Dieu la bénisse – des oiseaux qui étaient là et qui chantaient de bon cœur les danses d’amour et les notes plaisantes, courtoises et mignones. Quand j’entendis ces oiseaux chanter, je me pris fort à me demander en me lamentant par quel art et par quelle ruse je pourrais entrer au jardin, mais je ne pouvais bien savoir par où il pouvait bien y avoir une entrée, et sachez que je ne savais s’il y avait un trou ou une voie ou un lieu par où l’on entrât. Et il n’y avait là personne pour me le montrer car j’étais seul, et je jetais maints soupirs d’ennui, tant et si bien qu’au dernier il me souvint qu’il était impossible qu’il arrivât que dans un si beau verger il n’y eût ni porte ni échelle, ni aucun trou, alors je m’en allai à grande allure pour contourner  l’enceinte et le grand tour du mur carré, tant et si bien que je trouvai une porte bien close et fermée, fort petite et étroite; on ne pouvait entrer par ailleurs. Je commençai à y frapper sans chercher d’autre entrée.

Je frappai et poussai longtemps, et maintes fois j’écoutai si j’entendais des gens parler ensemble. Alors le guichet, qui était de tremble, fut ouvert par une pucelle qui était particulièrement noble et belle. Elle avait les cheveux blonds comme un bouton d’or, la chair plus tendre qu’un poussin, le front brillant, les sourcils voûtés, un large entr’œil, les pieds petits, le tétin pointu, blanc de nature, et le nez bien fait comme il faut ; elle avait les yeux, verts, jetant comme un faucon des œillades de travers, la face blanche et colorée, l’haleine douce et savoureuse, la bouche petite et grossette, et au menton une fossette.Elle avait belle croisure d’épaules, et le cou de bonne mesure, sans bouton ni tache. Bref en ce monde je ne connais de femme qui eût un si beau cou : il semblait poli et doux au toucher. Elle avait la gorge aussi blanche que la neige sur la branche quand il a fraîchement neigé. Elle avait le corps droit, noble et délicat. Il ne fallait plus chercher sur la terre un plus beau corps de femme. Elle avait une couronne d’orfèvrerie proprement faite, mignonne et belle, et plus riche à bien l’estimer qu’on ne saurait l’imaginer. Sur cette couronne d’orfèvrerie elle en avait une de roses fleuries, et elle avait en sa main un miroir. Elle avait sa tête tressée étroitement en une riche tresse. Avec un lacet de soie elle lassait élégamment ses manches en deux endroits, et pour préserver ses mains blanches du hâle elle avait un gant sur chacune. Sa cotte était d’un vert de Gand, avec de la broderie tout autour. Et il semblait bien à son apparence qu’elle se mettait peu à travailler, car quand elle était bien peignée, bien parée et bien atournée, elle avait fait sa journée ! Et elle passait du si bon temps qu’elle n’avait soin ni souci de quoi que ce soit, si ce n’est de s’accoutrer noblement.


Quant la belle ainsi acoustrée Du verger m’eust ouvert l’entrée Je l’en merciay humblement Et si luy demanday comment Avoit nom, et qui estoit elle, Elle ne fut vers moy rebelle Ne de respondre desdaigneuse. Je me fais appeller Oyseuse Dit elle, a chascun qui me hante, Riche femme suis et puissante Et d’une chose ay fort bon temps Car a riens du monde n’entens Qu’à me jouer et soullasser Et mon chef pigner, et tresser, Privée suis, jollye et coincte Et de Déduict tousjours m ‘acoincte, C’est cil a qui est ce jardin Qui du pays alexandrin Feit cy les arbres apporter Qu’il feist par le jardin planter. Puis quant chascun arbre fut creu Déduit qui n’est mie recreu Feit tout autour ce hault mur faire Et si feit au dehors pourtraire Les ymaiges qui y sont joinctes Qui ne sont ne belles ny coinctes Mais laydes et traystes a veoir Comme avez peu appercevoir. Maintesfois pour s ‘esbanoyer Se vient en ce lieu umbroyer Déduit et les gens qui le suivent Qui en soulas et joye vivent. Encor est il leans sans doubte La ou il entend et escoute Chanter les doulx rossignolletz Mauvis et aultres oyselletz, Illec se joue et se soulace Avec ses gens, car telle place Au monde ne scauroit trouver Pour tout passe temps esprouver Et maintiendray en toute voye Que les plus belles gens qu’on voye Sont les compaignons que Déduit Avecques luy maine et conduict. 

Quant Oyseuse m’eut tout compté Et j’euz bien son compte escouté Je luy dy adoncq, dame Oyseuse Croyez sans en estre doubteuse Puis qu’ores Déduit et ses gens Sont icy tant jolys et gentz Je feray tant que l’assemblée De moy ne sera pas emblée Qui ne la voye ains qu’il soit nuict Si ma personne ne vous nuict. Veoir la me fault, c’est mon vouloir Car mieulx n’en pourray que valloir.

Lors entray au jardin tout vert Par l’huys qu’Oyseuse m’a ouvert Et quant par dedans je le vy Je fuz de joye si ravy Que pour tout vray je cuidoye estre Venu en Paradis terrestre. Tant estoit beau ce lieu ramaige Que bien sembloit divin ouvraige Car comme il me sembla de faict En aucun Paradis ne faict Si bon estre comme il faisoit Au verger qui tant me plaisoit. D’oyseaulx chantans y eut assez Par tout le jardin amassez, En ung lieu avoit estourneaulx En l’autre malars et moyneaulx Pinsons, pyvers, merles, mesanges Qui ne sembloient oyseaulx, mais anges

Brief homme n’en vit oncques tant, La estoit le geay caquetant Le verdier s’y esjouyssoit La tourterelle y gémissoit Et y desgorgeoit la linote Le chant que nature luy note. En autre lieu vy amassées Force kalandes, qui lassées Furent de chanter aux enuis Car les rossignolz et mauvis Sceurent si haultement chanter Qu’ilz vindrent a les surmonter. Ailleurs aussi sont papegaulx En chantz et plumes non égaulx Qui par ces vertz boys ou ilz hantent Incessamment sifflent et chantent, Mais par sus tous oyseaulx beccus Se firent ouyr les cocus Qui en plus grant nombre se y trouvent Car au jardin d’Amours se couvent. Bien fut leur chappelle fournie Et plaine de grant armonie Car leur chant estoit gracieulx Comme une voix venant des cieulx. Or pensez si de m’esjouyr J’avoys raison d’ainsi ouyr A mon gré la plus grant doulceur Qu’on ouyt oncques, pour tout seur Tant estoit ce chant doulx et beau Qu’il ne sembloit pas chant d’oyseau Mais le povoit l’on estimer Ung chant de seraines de mer Qui prindrent ce nom de seraines De leur voix series et saines Dont en mer endorment souvent Ceulx qui mettent voyles au vent. A chanter furent ententis Les oysillons qui aprentis Ne furent pas, ne non saichans, Et saichez quant j’ouy leurs chantz Et je vy tant beau et pourpris A esmerveiller je me pris Car encor n’avoys esté oncques Si gay, que je devins adoncques Tant pour la grande nouveaulté De ce lieu, que pour sa beaulté. Alors congneuz je bien et vy Qu’Oyseuse m’avoit bien servy De m’avoir en tel Déduit mis Et bien me tins de ses amys Puis qu’elle m’avoit deffermé Le guichet du verger ramé. 

Quand la belle ainsi accoutrée m’eut ouvert l’entrée du verger, je l’en remerciai humblement et lui demandai quel était son nom, et qui elle était. Elle ne fut pas rebelle envers moi ni dédaigneuse de me répondre : « je me fais appeler Oiseuse, dit-elle, par toute personne qui me fréquente ; je suis une femme riche et puissante, et j’ai fort bon temps pour une raison, c’est que je n’entends à aucune autre chose au monde qu’à m’amuser et me distraire, à peigner et tresser ma tête. Je suis accueillante, jolie et élégante, et je m’accorde toujours avec Déduit (= Plaisir), c’est celui à qui est ce jardin, qui a fait ici apporter du pays alexandrin les arbres qu’il a fait planter dans le jardin. Puis, quand chaque arbre a cru, Déduit, qui n’est pas faible, a fait faire ce mur tout autour, et il a fait au dehors peindre les images qui y sont accrochées, elles qui ne sont ni belles ni élégantes, mais laides et tristes à voir, comme vous avez pu l’apercevoir. Maintes fois, pour se distraire, il vient se mettre à l’ombre en ce lieu, Déduit, avec les gens qui le suivent, eux qui vivent dans la fête et la joie. Il est encore là sans doute : c’est là qu’il entend et écoute chanter les doux rossignollets, les merles et autres oiselets. C’est là qu’il s’amuse et se distrait avec ses gens, car il ne saurait trouver une aussi belle place au monde pour essayer tout passe-temps. Et je maintiendrai en toute occasion que les plus belles gens qu’on puisse voir sont les compagnons que Déduit mène et conduit avec lui ».

Quand Oiseuse m’eut tout raconté et que j’eus bien écouté son conte, je lui dis : « Eh bien, Dame Oiseuse, croyez-le sans en douter, puisque  maintenant Déduit et ses gens sont ici, si jolis et nobles, je ferai tant que l’assemblée ne sera pas perturbée par moi, sauf si je ne la vois pas avant qu’il ne soit nuit. Si ma personne ne vous nuit, il me faut la voir, c’est mon vouloir, car je n’en pourrai que mieux valoir ».

Alors j’entrai au jardin tout vert par la porte qu’Oiseuse m’avait ouverte, et quand je le vis de l’intérieur, je fus si ravi de joie que tout pour de vrai je croyais être venu au Paradis terrestre. Ce lieu boisé était si beau qu’il semblait bien un divin ouvrage, car, comme il me sembla effectivement, en aucun Paradis il ne fait si bon être,  comme c’était le cas au verger qui tant me plaisait. Il y avait beaucoup d’oiseaux chantants,  amassés dans tout le jardin : en un lieu il y avait des étourneaux, en l’autre des canards sauvages, des moineaux, des pinsons, des piverts, des merles, des mésanges, qui ne semblaient pas <être> des oiseaux mais des anges.

Bref jamais homme n’en vit tant : il y avait là le geai caquetant, le verdier s’y réjouissait, la tourterelle y gémissait, la linote chantait en s’égosillant le chant que nature lui note. En un autre lieu je vis amassées force alouettes qui furent lassées de chanter par dégoût, car les rossignols et les merles surent si hautement chanter qu’ils en vinrent à les surmonter. Ailleurs sont aussi les perroquets, inégaux en chants et en plumes, qui, parmi ces bois qu’ils fréquentent,  sans discontinuer sifflent et chantent. Mais par dessus tous les oiseaux bécus se firent entendre les coucous, qui s’y trouvent en plus grand nombre, car ils couvent au jardin d’Amour. Leur chorale était bien fournie, et pleine de grande harmonie, car leur chant était gracieux comme une voix qui vient des cieux. Alors pensez si j’avais raison de me réjouir à entendre ainsi à mon gré la plus grande douceur qu’on entendît jamais, assurément. Ce chant était si doux et beau qu’il ne semblait pas chant d’oiseau, mais on pouvait le considérer comme un chant de sirènes de la mer, qui prirent ce nom de sirènes à cause de leurs voix sereines et saines, grâce à laquelle en mer elles endorment souvent ceux qui mettent voiles au vent. Ils furent attentifs à chanter, les oisillons qui n’étaient ni apprentis ni ignorants.  Et sachez que quand j’entendis leur chant si beau et que je vis leur jardin, je me pris à m’émerveiller, car je n’avais jamais encore été aussi gai que je le devins alors, tant pour la grande nouveauté de ce lieu que pour sa beauté. Alors je connus bien et je vis qu’Oiseuse m’avait bien servi en me mettant dans un tel déduit, et je me considérai bien comme un de ses amis, puisqu’elle m’avait ouvert le guichet du verger boisé.

Or maintenant vous en diray Plus avant, et vous descripvray Premier dequoy Déduit servoit Et quelle compaignie avoit. Sans longue fable vous vueil dire Puis du verger tout d’une tire Réciteray ce qu’il me semble, Je ne puis dire tout ensemble Mais je le compteray par ordre Que l’on n’y saiche que remordre. Beau service doulx et plaisant Chascun oyseau alloit faisant En chant et musique ramaige Rendant au dieu d’Amours hommaige Les cleres voyes diminuerent Les moyennes continuerent Et les grosses bien entonnoient. Brief tant de plaisir me donnoient Que impossible est que mélodie Telle je vous desmesle ou die. Mais quant j’euz escouté ung peu Les oyseaulx, tenir ne me peu Que Déduit je n’allasse veoir, Car moult désiroys de scavoir Sa facon de faire et son estre Si m’en allay tout droit a dextre Par une bien petite sente Bordée de fanoul et mente Et la aupres trouvay Déduit En lieu secret qui bien luy duit. Lors entray ou Déduit estoit Lequel illecques s’esbatoit Avec une si belle bande Que je feuz en merveille grande Comment Dieu en terre assembloit Si belles gens, car il sembloit Que fussent anges empennez De telz n’en sont au monde nez. 

Cy parle l’Acteur sans frivolle de Déduit et de sa karolle. Ces gens dancerent aux chansons Qui n’eurent laitz ne meschans sons Car une dame les chantoit Qui lyesse appellée estoit. Chanter scavoit moult doulcement Et a son chant bien proprement Ses motz et resfrains asseoyt A autre si bien ne seoyt, Et s’elle eut voix bien clere et saine Encor moins a dancer fut vaine, Mais scavoit bien s’esvertuer Saulter, virer, et remuer Et tousjours comme coustumiere Dancoit et chantoit la premiere Car chanter, dancer, sont mestiers Ou elle faisoit moult voulentiers. Lors veissiez les dances aller Ung chascun a l’envy baller Et faire gambades et saultz Sus l’herbe drue et soubz les saulx. La eussiez veu pour les balleurs Fleusteurs, harpeurs, et cimballeurs. Les ungz sonnerent millannoyses Les autres notes lorrainnoyses Pour ce qu’on en fait en Lorraine De plus belles qu’en nul dommaine, Apres y eut farces joyeuses Et batelleurs et batelleuses Qui de passe passe jouoyent Et en l’air ung bassin ruoyent Puis le scavoyent bien recueillir Sur ung doy, sans point y faillir. Deux damoiselles bien mignotes Je vy adonc en simples cottes Et tressées en une tresse Lesquelles Déduit sans destresse Faisoit lors devant luy bailler Mais de ce ne fault ja parler Comme elles balloyent coinctement L’une venoit tout bellement Vers l’autre, et quant elles estoient Pres apres si s’entrejectoyent Les bouches, et vous fust advis Qu’elles se baisoyent vis a vis Fort bien sceurent leurs bas briser Si n’en scay plus que deviser Fors que de la jamais ne queisse M’en aller, tant comme je veisse Telles gens ainsi s’advanser De rire, chanter, et danser. 

Et maintenant je vous en dirai davantage et je vous décrirai en premier lieu à quoi s’adonnait Déduit et quelle compagnie il avait : sans longue fable, je veux vous le dire. Puis sur ce verger, d’une seule traite, je réciterai ce qui m’est apparu. Je ne peux tout dire ensemble, mais je le conterai de façon ordonnée, afin que l’on ne sache que me reprocher. Chaque oiseau allait faisant son beau service, doux et plaisant, rendant hommage au dieu d’amour avec des chants et de la musique chantée sur les branches. Les voix claires diminuèrent, les moyennes continuèrent, et les basses entonnaient parfaitement. Bref, ils me donnaient tant de plaisir qu’il est impossible que je vous explique ou que je vous décrive une telle mélodie. Mais quand j’eus un peu écouté les oiseaux, je ne pus me retenir d’aller voir Déduit, car je désirais beaucoup connaître sa façon de faire et sa personnalité. Alors je m’en allai tout droit à droite par une petite sente bordée de fenouil et de menthe, et là, tout près, je trouvai Déduit dans un lieu secret qui lui convient bien. Alors j’entrai là où Déduit était. Il s’y distrayait avec une si belle bande que je me demandai avec un grand étonnement comment Dieu assemblait sur la terre de si belles gens, car il semblait que ce fussent des anges empennés : de telles ne sont jamais nées en ce monde.

Ici l’auteur parle sans frivolité de Déduit et de sa ronde : ces gens dansaient sur des chansons qui n’avaient ni laids ni méchants sons, car une dame les chantait, qui était appelée Liesse. Elle savait chanter fort doucement, et elle assortissait  bien proprement les mots et les refrains à son chant. Cela ne convenait pas si bien à une autre. Elle savait chanter fort suavement, et si elle avait une voix bien claire et saine, encore moins elle était vaine à danser : elle savait bien se démener, sauter, virer et remuer, et toujours, comme elle en avait l’habitude, elle dansait et chantait la première, car chanter et danser sont métiers qu’elle exerçait volontiers. Alors vous auriez vu les danses aller, tout un chacun danser à l’envi, faire gambades et sauts, sur l’herbe drue et sous les saules. Là, vous auriez vu, pour les danseurs, des joueurs de flûte, de harpe et de cymbales. Les uns jouaient des musiques milanaises, d’autres des lorraines, parce qu’on en fait en Lorraine de plus belles que nulle part ailleurs. Après il y eut des farces joyeuses, et des bateleurs et bateleuses qui faisaient des tours de passe-passe, lançaient en l’air un bassin, puis le savaient bien recueillir sur un doigt, sans jamais manquer leur coup. Je vis deux demoiselles bien mignonnes, en simples cottes, avec les cheveux tressés en une seule tresse; Déduit sans détresse les faisait alors danser devant lui. Mais on ne peut décrire à quel point elles dansaient élégamment : l’une venait tout bellement vers l’autre, et quand elles étaient tout près, elles se joignaient les bouches, et vous auriez été d’avis qu’elles se baisaient face à face. Elles surent fort bien briser leur baiser, aussi n’en sais-je plus que dire, sauf que je n’aurais jamais voulu m’en aller, pourvu que je visse de telles gens se mettre ainsi à rire, chanter et danser.

La dance qui me plaisoit tant Je regarday jusques a tant Que une dame d’honneur saysie M’entrevit, ce fut Courtoysie La gracieuse et débonnaire Que Dieu gard de chose contraire Courtoysement lors m’appella Bel amy, que faictes vous la Dit elle, icy vous en venez Et a la dame vous prenez Avec entre nous, s’il vous plaist Quant j’ouy ces motz sans faire arrest A m’enhardir je commencay Et avec les danceurs dancay Car saichez que moult m’agréa Dont Courtoysie me pria En me disant que je dansasse Plustost l’eusse fait si j’osasse Mais j’estoys de honte surpris Adoncq a regarder me pris Les corps les facons et maintiens Les cheres et les entretiens De ceulx qui la dancoyent ensemble Si vous diray d’eulx qu’il me semble Déduit fut beau et grant et droit Plaisant en ditz en faitz adroit Plus que jamais on ne vit homme La face avoit comme une pomme Vermeille et blanche tout autour Miste fut et de bel atour Les yeulx eut vers, la bouche gente Le nez bien fait par grant entente Et le poil blanc et crespelé D’espaules estoit large et lé Et gresle parmy la saincture Bref il sembloit une paincture Tant estoit doré et gemmé Et de tous membres bien formé Le corps eut bon, les jambes vistes Plus légier homme oncques ne veistes Et si n’avoit barbe ou menton Fors ung petit poil folleton Comme ses jeunes damoyseaulx D’ung samy pourtraict a oyseaulx Qui estoit tout a or batu Son corps fut richement vestu Et la robbe bien devisée En maintz lieux estoit incisée Et découppée par cointise Puis fut chaussé par mignotise D’ung souliers descouppez a las S’amye aussi par grant soulas Luy avoit fait joly chappeau De roses qui moult estoit beau.

Et scavez vous qui fut s’amye Lyesse qu’il ne hayoit mye La mieulx disant des bien disans Qui des son eage de dix ans De son amour luy fit octroy Déduit la tint parmy le doy Et elle luy a ceste dance D’eulx deux c’estoit belle accordance Car il fut beau et elle belle Et bien sembloit rose nouvelle De la couleur et sa chair tendre On luy eust peu trencher et fendre Avecque une petite ronce Le fronc avoit polly sans fronce Les sourcilz bruns le corps faictiz Et les yeulx doulx et actraictiz Car on les voyoit rire avant Que la bouche le plus souvent De son nez ne vous scay que dire Fors que mieulx fait ne fust de cire Bouche doulce et rougeur parmy Avoit pour bayser son amy Et le chef blond et reluysant Que vous en yroys je disant Belle fut et bien atournée Et de fin or par tout ornée Si avoit ung chappellet neuf Si beau que parmy trente neuf En mon vivant veoir ne pensoye Chappeau si bien ouvré de soye D’ung samy vert bien doré Fut son corps vestu et paré De quoy son amy robe avoit Dont bien plus fiere se trouvoit

A luy se tint de l’autre part Le dieu d’Amours cil qui départ Amourettes a sa devise C’est cil qui les amans attise Et qui abbat l’orgueil des braves Et fait des grans seigneurs esclaves Qui fait servir royne et princesse Et repentir, nonne et abbesse. Ce dieu d’Amours de sa facon Ne ressembloit point ung garson Ains fut sa beaulté a priser Mais de sa robe deviser Crains grandement qu’enpesché soye Il n’avoit pas robe de soye Mais estoit faicte de fleurettes Tres bien par fines amourettes A losenges et a oyseaux Et a beaulx petis leonceaux A aultres bestes et lyepardz Sa robe estoit de toutes pars Bien faicte et couverte de fleurs Par diversité de couleurs Fleurs la estoient de maintes guises Bien ordonnées par divises Aucune fleur en esté n’est Qui n’y fust ne fleur de genest Ne violette ne parvenche Jaune soit inde, rouge, ou blanche Par lieux estoient entremeslées Fueilles de roses grandz et lées Au chief estoit ung chapellet De roses bel et nettelet Les rossignolz autour chantoient Qui doulcement se délectoient Il estoit tout couvert d’oyseaulx Reluysans tresplaisans et beaulx De mauvis aussi de mésange Si qu’il ressembloit a ung ange Descendant droictement du ciel.

Je regardai la danse qui me plaisait tant, jusqu’au moment où une dame d’honneur, surprise, m’aperçut : c’était Courtoisie, la gracieuse et noble – que Dieu la garde de chose contraire -. Courtoisement, elle m’appela alors : « Bel ami, que faites-vous là? dit-elle, venez-vous en ici, prenez la dame au milieu de nous, s’il vous plaît ». Quand j’entendis ces mots, aussitôt je commençai à m’enhardir et je dansai avec les danseurs, car sachez que bien me plut ce dont Courtoisie me pria, en me disant de danser. Je l’aurais fait plus tôt si je l’avais osé, mais j’étais surpris par la honte. Je me mis alors à regarder les corps, les manières, les maintiens, les visages et les entretiens de ceux qui dansaient ensemble. Je vous dirai d’eux ce qui m’est apparu : Déduit était beau, grand et droit, plaisant en paroles, adroit en actes, plus qu’on ne le vit jamais chez un homme. Il avait la face comme une pomme vermeille, et blanche tout autour. Il était élégant, de belle apparence. Il avait les yeux verts, la bouche noble et le nez bien fait par grande harmonie, et le poil blance et frisé. Il était large et imposant d’épaules, et mince à la taille. Bref il ressemblait à une peinture tant il était <paré> d’or et de pierres précieuses, et bien formé dans tous ses membres. Il avait le corps bon, les jambes rapides. Vous n’avez jamais vu d’homme plus léger. Il n’avait pas de barbe au menton, sauf un petit poil follet comme ses jeunes damoiseaux. Son corps était richement vêtu d’un velours brodé d’oiseaux, tout en brocard d’or, et sa robe bien conçue était en maints lieux incisée et échancrée élégamment. De plus il était chaussé avec raffinement d’un soulier à lacets échancré. Son amie lui avait fait aussi, avec beaucoup de goût, une jolie couronne de roses qui était très belle. 

Et savez-vous qui était son amie ? Liesse, qu’il ne haïssait pas, la mieux-disante des bien-disants, qui, dès son âge de dix ans, lui avait fait octroi de son amour. Déduit la prit par le doigt et elle en fit autant pour cette danse. Entre eux deux il y avait une belle harmonie, car il était beau et elle belle, et elle ressemblait bien à une rose nouvelle par son teint, et on aurait pu trancher et fendre sa chair tendre avec une petite ronce. Elle avait le front poli sans ride, les sourcils bruns, le corps bien fait, et les yeux doux et attirants, car on les voyait rire avant la bouche, le plus souvent. De son nez, je ne sais que vous dire, car il était mieux fait que <s’il avait été> de cire. Elle avait une bouche douce et de la rougeur au milieu pour baiser son ami, et la tête blonde et brillante. Que pourrais-je vous en dire ? Elle était belle et bien parée, et par tout ornée d’or fin. Elle avait un petit chapeau neuf, si beau que je n’aurais jamais pensé voir de mon vivant un chapeau aussi bien ouvré de soie, parmi trente-neuf. Son corps était vêtu et paré d’un velours vert bien doré. Son ami avait un manteau de la même étoffe, ce qui la rendait encore plus fière. 

De l’autre côté de Déduit se tenait le dieu des amours, celui qui déclenche les amourettes selon sa volonté. C’est lui qui attise les amants et qui abat l’orgueil des braves, qui rend les grands seigneurs esclaves et qui fait servir reine et princesse, et repentir nonne et abbesse. A son allure, ce dieu d’amour ne ressemblait pas à un garçon, même si sa beauté était à priser ; mais je crains grandement d’être empêché de décrire son manteau : il n’avait pas de manteau de soie, car il était très bien fait de fleurettes, avec de fines amourettes ; avec des losanges, des oiseaux, de beaux petits lionceaux, d’autres bêtes et des léopards, sa robe était de toute part bien faite et couverte de fleurs. Avec une diversité de couleurs, des fleurs étaient là, de bien des formes, bien ordonnées avec des séparations. Il n’est aucune fleur d’été qui n’y fût, ni fleur, ni genêt, ni violette, ni pervenche, qu’elle soit jaune, indigo, rouge ou blanche. Par endroits étaient entremêlées des feuilles de roses grandes et larges. Sur sa tête était une petit couronne de roses, belle et nette. Les rossignols chantaient autour, qui doucement se délectaient ; il était tout couvert d’oiseaux brillants, très plaisants et beaux, de merles et de mésanges, si bien qu’il ressemblait à un ange descendant tout droit du ciel.


Questions : 

  1. Comparez cette image et le passage qu’elle illustre
  2. Comparez les portraits de Oiseuse, de Déduit et de Liesse

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