Textes XIII à XVIII : Montaigne (1533-1592)

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1) Essais

On ne peut qu’être admiratif devant ce monument de la littérature française et mondiale. Le choix de textes est donc plus que difficile. On a choisi d’abord l’Avertissement au lecteur, qui propose un nouveau type de pacte entre l’auteur et le lecteur, reposant sur l’absolue sincérité. Rousseau ne dira pas mieux au début des Confessions.


XIII Avertissement de l’auteur au lecteur

Ce livre, lecteur, est un livre de bonne foi.

Il t’avertit, dès le début, que je ne l’ai écrit que pour moi et quelques intimes, sans me préoccuper qu’il pût être pour toi de quelque intérêt, ou passer à la postérité ; de si hautes visées sont au-dessus de ce dont je suis capable. Je le destine particulièrement à mes parents et à mes amis, afin que lorsque je ne serai plus, ce qui ne peut tarder, ils y retrouvent quelques traces de mon caractère et de mes idées et, par là, conservent encore plus entière et plus vive la connaissance qu’ils ont de moi. Si je m’étais proposé de rechercher la faveur du public, je me serais mieux attifé et me présenterais sous une forme étudiée pour produire meilleur effet ; je tiens, au contraire, à ce qu’on m’y voie en toute simplicité, tel que je suis d’habitude, au naturel, sans que mon maintien soit composé ou que j’use d’artifice, car c’est moi que je dépeins. Mes défauts s’y montreront au vif et l’on m’y verra dans toute mon ingénuité, tant au physique qu’au moral, autant du moins que les convenances le permettent. Si j’étais né parmi ces populations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des lois primitives de la nature, je me serais très volontiers, je t’assure, peint tout entier et dans la plus complète nudité.

Ainsi, lecteur, c’est moi-même qui fais l’objet de mon livre ; peut-être n’est-ce pas là une raison suffisante pour que tu emploies tes loisirs à un sujet aussi peu sérieux et de si minime importance.

Sur ce, à la grâce de Dieu.

À Montaigne, ce 1ermars 1580.

XIV  De l’Institution des Enfants (I, 25)

Les Essaisne sont pas une œuvre autobiographique ; certes, Montaigne s’inspire de sa vie, mais son expérience lui sert de point de départ pour essayer une réflexion. Par exemple, ici, il ne s’agit pas seulement de raconter avec humour une mise en pratique naïve de l’utopie humaniste ; il s’agit surtout d’un point de départ pour une réflexion sur l’éducation des enfants.

Je voudrois premierement bien sçavoir ma langue, et celle de mes voisins, ou j’ay plus ordinaire commerce : C’est un bel et grand agencement sans doubte, que le Grec et Latin, mais on l’achepte trop cher. Je diray icy une façon d’en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayée en moy-mesmes ; s’en servira qui voudra. 


Feu mon pere, ayant faict toutes les recherches qu’homme peut faire, parmy les gens sçavans et d’entendement, d’une forme d’institution exquise, fut advisé de cet inconvenient, qui estoit en usage : et luy disoit-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause, pourquoy nous ne pouvons arriver à la grandeur d’ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains : Je ne croy pas que c’en soit la seule cause. Tant y a que l’expedient que mon pere y trouva, ce fut qu’en nourrice, et avant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et tres bien versé en la Latine. Cettuy-cy, qu’il avoit fait venir expres, et qui estoit bien cherement gagé, m’avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec luy deux autres moindres en sçavoir, pour me suivre, et soulager le premier : ceux-cy ne m’entretenoient d’autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison, c’estoit une regle inviolable, que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloient en ma compagnie, qu’autant de mots de Latin, que chacun avoit appris pour jargonner avec moy. C’est merveille du fruict que chacun y fit : mon pere et ma mere y apprindrent assez de Latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance, pour s’en servir à la necessité, comme firent aussi les autres domestiques, qui estoient plus attachez à mon service. Somme, nous nous latinizames tant, qu’il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l’usage, plusieurs appellations Latines d’artisans et d’utils. Quant à moy, j’avois plus de six ans, avant que j’entendisse non plus de François ou de Perigordin, que d’Arabesque : et sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet, et sans larmes, j’avois appris du Latin, tout aussi pur que mon maistre d’escole le sçavoit : car je ne le pouvois avoir meslé ny alteré. (…)

Quant au Grec, duquel je n’ay quasi du tout point d’intelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par art. Mais d’une voie nouvelle, par forme débat et d’exercice : nous pelotions nos declinaisons, à la maniere de ceux qui par certains jeux de tablier apprennent l’Arithmetique et la Geometrie. Car entre autres choses, il avoit esté conseillé de me faire gouster la science et le devoir, par une volonté non forcée, et de mon propre desir ; et d’eslever mon ame en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. Je dis jusques à telle superstition, que par ce qu’aucuns tiennent, que cela trouble la cervelle tendre des enfans, de les esveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup, et par violence, il me faisoit esveiller par le son de quelque instrument, et ne fus jamais sans homme qui m’en servist. 

XV Des Cannibales (I, 31)

Même point de départ : une expérience personnelle, et même objectif : la rencontre de trois Cannibales permet à Montaigne de donner une définition supérieure de l’humanisme : nourri de culture antique, Montaigne sait que rien de ce qui est humain ne lui est étranger ;  il va à la rencontre de l’autre, au propre comme au figuré, pour le comprendre avant de le condamner. Certes, les Cannibales sont cannibales, mais sont-ils inhumains ? Ou plutôt ne nous révèlent-ils pas notre propre inhumanité ? Ici Montaigne est en avance de deux siècles sur les philosophes du XVIIIème siècle, et la dernière phrase fait penser au célèbre « comment peut-on être Persan ? » de Montesquieu.

Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée, bien misérables de s’être laissé piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, furent à Rouen, du temps que leur feu roi Charles neuvième y était. Le Roi parla à eux longtemps ; on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville. Après cela, quelqu’un en demanda à leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d’où j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisisse plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander ; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu’ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.

Je parlai à l’un deux fort longtemps ; mais j’avais un truchement qui me suivait si mal et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer guère de plaisir. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi), il me dit que c’était marcher le premier à la guerre ; de combien d’hommes il était suivi, il me montra un espace de lieu, pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en un tel espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes ; si, hors la guerre, toute son autorité était expirée, il dit qu’il lui en restait cela que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! 

2) Voyage en Italie

XVI, XVII et XVIII : voici trois extraits du Voyage en Italiedu même Montaigne, avec ortohographe modernisée : on y trouvera les caractéristiques du voyageur humaniste : on prend des notes en vue de garder un carnet de voyag, équivalent écrit d’un documentaire cinématographique, avec le secret désir de les faire lire au retour, voire de les remployer dans une édition future desEssais, on fait preuve d’une curiosité bienveillante envers l’autre, frère en humanité, on n’en est pas pour autant naïf devant les ridicules de la censure, les superstitions, ou le détournement malsain du sens d’une procession religieuse.

XVI Montaigne et la censure papale

Il combattait ceux qui lui comparaient la liberté de Rome à celle de Venise, principalement par ces arguments : que les maisons mêmes y étaient si peu sûres, que ceux qui y apportaient des moyens un peu largement, étaient ordinairement conseillés de donner leur bourse en garde aux banquiers de la ville, pour ne trouver leur coffre crocheté, ce qui était advenu à plusieurs; item, que l’aller de nuit n’était guère bien assuré; item, que ce premier mois, de décembre[1], le général[2]des Cordeliers fut démis soudainement de sa charge & enfermé, pour en son sermon, où étaient le Pape & les cardinaux, avoir accusé l’oisiveté & pompes des prélats de l’Eglise, sans en particulariser autre chose, & se servir seulement, avec quelque âpreté de voix, de lieux communs & vulgaires sur ce propos; item, que ses coffres avaient été visités à l’entrée de la ville pour la douane, & fouillés jusques aux plus petites pièces de ses hardes ; là où en la plupart des autres villes d’Italie, ces officiers se contentaient qu’on les leur eût simplement présentés. Qu’outre cela, on lui avait pris tous les livres qu’on y avait trouvés pour les visiter, à quoi il y avait tant de longueur, qu’un homme qui aurait autre chose à faire les pouvait bien tenir pour perdus ; joint que les règles y étaient si extraordinaires que les Heures[3]de Notre-Dame, parce qu’elles étaient de Paris, non de Rome, leurs étaient suspectes, & les livres d’aucuns[4]docteurs d’Allemagne contre les hérétiques[5], parce qu’en les combattant ils faisaient mention de leurs erreurs. A ce propos il louait fort sa fortune, de quoi n’étant aucunement averti que cela lui dût arriver, & étant passé au travers de l’Allemagne, vu sa curiosité, il ne s’y trouva nul livre défendu. Toutefois aucuns Seigneurs de là lui disaient, quand il s’en fût trouvé, qu’il en fût été quitte pour la perte des livres[6]. (…)

Ce jour au soir me furent rendus mes Essais[7], châtiés selon l’opinion des Docteurs Moines. Le Maestro del Sacro Palasso[8]n’en avait pu juger que par le rapport d’aucun frater[9]français, n’entendant nullement notre langue ; & se contentait tant des excuses que je faisais sur chaque article d’animadversion que lui avait laissé ce Français, qu’il remit à ma conscience de rhabiller ce que je verrais être de mauvais goût. Je le suppliai, au rebours, qu’il suivît l’opinion de celui qui l’avait jugé, avouant en aucunes choses, comme d’avoir usé du mot de fortune[10], d’avoir nommé des poètes hérétiques, d’avoir excusé Julien[11], & l’animadversion sur ce que celui qui priait, devait être exempt de vicieuse inclination pour ce temps ; item, d’estimer cruauté ce qui est au-delà de mort simple ; item, qu’il fallait nourrir un enfant à tout faire, & autres telles choses, que c’était mon opinion, & que c’était choses que j’avais mises, n’estimant que ce fussent erreurs ; à d’autres niant que le correcteur eût entendu ma conception. Ledit Maestro, qui est un habile homme, m’excusait fort, & me voulait faire sentir qu’il n’était pas fort de l’avis de cette réformation, & plaidait fort ingénieusement pour moi en ma présence, contre un autre qui me combattait, Italien aussi. Ils me retinrent le livre des Histoires des Suissestraduit en Français[12], pour ce seulement que le traducteur est hérétique, duquel le nom n’est pourtant pas exprimé ; mais c’est merveille combien ils connaissent les hommes de nos contrées : & le bon, ils me dirent que la préface était condamnée[13]

XVII Montaigne et les Juifs

Le trentième, il fut voir la plus ancienne cérémonie de religion qui soit parmi les hommes, & la considéra fort attentivement & avec grande commodité : c’est la circoncision des Juifs. Il avait déjà vu une autre fois leur synagogue, un jour de samedi le matin, leurs prières, où ils chantent désordonnément, comme en l’église calvinienne, certaines leçons de la Bible en hébreu accommodées au temps. Ils ont les cadences du son pareilles, mais un désaccord extrême, pour la confusion de tant de voix de toute sorte d’âge : car les enfans, jusques au plus petit âge, sont de la partie, & tous indifféremment entendent l’hébreu. Ils n’apportent non plus d’attention en leurs prières que nous faisons aux nôtres, devisant parmi cela d’autres affaires, & n’apportant pas beaucoup de révérence à leurs mystères. Ils lavent les mains à l’entrée, & en ce lieu-là ce leur est exécration d’y tirer le bonnet ; mais baissent la tête & le genou où leur dévotion l’ordonne. Ils portent sur les épaules ou sur la tête certains linges, où il y a des franges attachées : le tout serait trop long à déduire. L’après-dînée tour à tour leurs docteurs font leçon sur le passage de la bible de ce jour-là, le faisant en italien. Après la leçon, quelque autre docteur assistant, choisit quelqu’un des auditeurs, & parfois deux ou trois de suite, pour argumenter contre celui qui vient de lire, sur ce qu’il a dit. Celui que nous ouîmes, lui sembla avoir beaucoup d’éloquence & beaucoup d’esprit en son argumentation.

Mais, quant à la circoncision, elle se fait aux maisons privées, en la chambre du logis de l’enfant, la plus commode & la plus claire. Là où il fut, parce que le logis était incommode, la cérémonie se fit à l’entrée de la porte. Ils donnent aux enfants un parrain & une marraine, comme nous : le père nomme l’enfant. Ils les circoncisent le huitième jour de sa naissance. Le parrain s’assied sur une table, & met un oreiller sur son giron : la marraine lui porte là l’enfant, & puis s’en va. L’enfant est enveloppé à notre mode ; le parrain le développe par le bas, & lors les assistants, & celui qui doit faire l’opération, commencent trestous[14]à chanter, & accompagnent de chansons toute cette action qui dure un petit quart d’heure. Le ministre peut être autre que rabbi, & quiconque ce soit d’entre eux, chacun désire être appelé à cet office, parce qu’ils tiennent que c’est une grande bénédiction d’y être souvent employé : voire ils achètent d’y être conviés, offrant, qui un vêtement, qui quelque autre commodité à l’enfant, & tiennent que celui qui en a circoncis jusques à certain nombre qu’ils savent, étant mort, a ce privilège que les parties de la bouche ne sont jamais mangées des vers. Sur la table où est assis ce parrain, il y a quant & quant[15]un grand apprêt de tous outils qu’il faut à cette opération. Outre cela, un homme tient en ses mains une fiole pleine de vin & un verre. Il y a aussi un brasier à terre, auquel brasier ce ministre chauffe, premièrement ses mains, & puis trouvant cet enfant tout détroussé, comme le parrain le tient sur son giron la tête devers soi, il lui prend son membre, & retire à soi la peau qui est au-dessus, d’une main, poussant de l’autre le gland, & le membre au-dedans. Au bout de cette peau qu’il tient vers ledit gland, il met un instrument d’argent qui arrête là cette peau, & empêche que la tranchant, il ne vienne à offenser le gland & la chair. Après cela, d’un couteau il tranche cette peau, laquelle on enterre soudain dans la terre qui est là dans un bassin parmi les autres apprêts de ce mystère. Après cela le ministre vient à belles ongles, à froisser encore quelque autre petite pellicule qui est sur ce gland & la déchire à force, & la pousse en arrière au-delà du gland. Il semble qu’il y ait beaucoup d’effort en cela & de douleur ; toutefois ils n’y trouvent nul danger, & en est toujours la plaie guérie en quatre ou cinq jours. Le cri de l’enfant est pareil aux nôtres qu’on baptise. Soudain que ce gland est ainsi découvert, on offre hâtivement du vin au ministre qui en met un peu à la bouche, & s’en va ainsi sucer le gland de cet enfant, tout sanglant, & rend le sang qu’il en a retiré, & incontinent reprend autant de vin jusques à trois fois. Cela fait, on lui offre, dans un petit cornet de papier, d’une poudre rouge qu’ils disent être du sang de dragon, de quoi il sale & couvre toute cette plaie, & puis enveloppe bien proprement le membre de cet enfant atout des linges taillés tout exprès. Cela fait, on lui donne un verre plein de vin, lequel vin, par quelques oraisons qu’il fait, ils disent qu’il bénit. Il en prend une gorgée, & puis y trempant le doigt, en porte par trois fois atout le doigt quelque goutte à sucer en la bouche de l’enfant ; & ce verre après, en ce même état, on l’envoie à la mère & aux femmes qui sont en quelque autre endroit du logis, pour boire ce qui reste de vin. Outre cela, un tiers prend un instrument d’argent, rond comme un esteuf[16], qui se tient à une longue queue, lequel instrument est percé de petits trous comme nos cassolettes, & le porte au nez premièrement du ministre, & puis de l’enfant, & puis du parrain: ils présupposent que ce sont des odeurs pour fortifier & éclaircir les esprits à la dévotion. Il a toujours cependant la bouche toute sanglante.

XVIII La semaine sainte à Rome (mars 1581)

   Il fait beau voir l’ardeur d’un peuple si infinie à la religion ces jours-là. Ils ont cent confréries & plus, & n’est guère homme de qualité qui ne soit attaché à quelqu’une: il y en a aucunes[17]pour les étrangers. Nos rois sont de celle du Gonfalon. Ces sociétés particulières ont plusieurs actes de communication religieuse, qui s’exercent principalement le Carême ; mais ce jour-ci ils se promènent en troupes, vêtus de toile : chacune compagnie a sa façon, qui, blanche, rouge, bleue, verte, noire, la plupart les visages couverts. La plus noble chose & magnifique que j’aie vue, ni ici ni ailleurs, ce fut l’incroyable nombre du peuple épars ce jour-là par la ville aux dévotions, & notamment en ces compagnies.

   Car outre un grand nombre d’autres que nous avions vues le jour, & qui étaient venues à St Pierre, comme la nuit commença[18], cette ville semblait être toute en feu ; ces compagnies marchant par ordre vers St Pierre, chacun portant un flambeau, & quasi tous de cire blanche. Je crois qu’il passa devant moi douze mille torches pour le moins ; car depuis huit heures du soir jusques à minuit, la rue fut toujours pleine de cette pompe, conduite d’un si bon ordre & si mesuré, qu’encore que ce fussent diverses troupes & parties de divers lieux, il ne s’y vit jamais de brèche ou interruption : chaque corps ayant un grand choeur de musique, chantant toujours en allant, & au milieu des rangs une file des pénitenciers[19]qui se fouettent atout des cordes ; de quoi il y en avait cinq cents, pour le moins, l’échine toute écorchée & ensanglantée d’une piteuse façon. C’est un énigme que je n’entends pas bien encore ; mais ils sont tous meurtris & cruellement blessés, & se tourmentent & battent incessamment. Si est-ce[20]qu’à voir leur contenance, l’assurance de leurs pas, la fermeté de leurs paroles, (car j’en ouïs parler plusieurs), & leur visage (car plusieurs étaient découverts par la rue), il ne paraissait pas seulement qu’ils fussent en action pénible, voire ni sérieuse, & si[21]y en avait de jeunes de douze ou treize ans. Tout contre moi, il y en avait un fort jeune, & qui avait le visage agréable ; une jeune femme plaignait de le voir ainsi blesser. Il se tourna vers nous, & lui dit, en riant : Basta, disse che fo questo per li lui peccati, non per li miei[22]. Non seulement ils ne montrent nulle détresse ou force à cette action, mais ils le font avec allégresse, ou pour le moins avec telle nonchalance, que vous les voyez s’entretenir d’autres choses, rire, criailler en la rue, courir, sauter, comme il se fait à une si grand presse où les rangs se troublent. Il y a des hommes parmi eux qui portent du vin qu’ils leur présentent à boire : aucuns en prennent une gorgée. On leur donne aussi de la dragée, & plus souvent ceux qui portent ce vin en mettent en la bouche, & puis le soufflent & en mouillent le bout de leurs fouets, qui sont de corde, & se caillent & collent du sang, en manière que, pour le démêler, il les faut mouiller ; à aucuns ils soufflent ce même vin sur leurs plaies. A voir leurs souliers & chausses, il paraît bien que ce sont personnes de fort peu, & qui se vendent pour ce service, au moins la plupart. On me dit bien qu’on graissait leurs épaules de quelque chose ; mais j’y ai vu la plaie si vive, & l’offense si longue, qu’il n’y a nul médicament qui en sût ôter le sentiment ; & puis ceux qui les louent, à quoi faire, si ce n’était qu’une singerie?


[1]comprendre: le premier jour du mois de décembre

[2]=supérieur; les religieux Franciscains sont aussi appelés Cordeliers parce qu’ils portent une ceinture de corde.

[3]= livre d’heures (prières quotidiennes)

[4]= certains, quelques

[5]= protestants

[6]ces livres, notamment lesEssais, ne lui seront rendus que le lundi de la semaine sainte (20 mars).

[7]confisqués avec d’autres livres dès l’arrivée de Montaigne à Rome (cf p.1)

[8]Sisto Fabri, qui sera élu en 1583 général des Dominicains.

[9]=un certain frère (moine)

[10]Les catholiques préfèrent la notion de Providence divine

[11]Julien l’Apostat, empereur romain du IVème siècle, né chrétien, qui s’était converti au paganisme antique.

[12]Il s’agit de La République des Suisses, traduction de Simier, 1577

[13]on retrouvera ces personnages à la toute fin du séjour de Montaigne à Rome, le 15 avril, avec le même effet de venenum in cauda.

[14]=tous

[15]=tant et plus

[16]=balle

[17]=certaines

[18]la nuit du vendredi saint

[19]=pénitents (cf photo ci-dessus)

[20]=toujours est-il

[21]=et même

[22]« peu importe, dites-lui que j’ai fait cela pour ses pêchés, pas pour les miens« 


Questions:

1) Montrez comment Montaigne est à la fois acteur et spectateur d’une scène de comédie dans le texte XVI.

2) Montrez comment Montaigne essaie de banaliser le judaïsme dans le texte  XVII.

3) Montrez comment Montaigne passe peu à peu de l’admiration à la réticence dans le texte XVIII.

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