Une polémique de philosophes : Voltaire vs Rousseau

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Le choix des textes précédents essayait de montrer les thèmes communs aux philosophes : une réflexion tournée vers la politique, des exigences de liberté et de tolérance, au nom de la Raison. Mais ils ne forment pas un tout homogène : l’aristocrate Montesquieu, le grand bourgeois parisien Voltaire, le bourgeois de province Diderot et Rousseau, le petit bourgeois de Genève, avec sa jeunesse parfois de SDF, ne pouvaient pas être d’accord sur tout, par exemple sur la religion; il y a, dans le même ordre, un catholique, un déiste, un athée et un protestant ! Nous allons nous intéresser à une polémique, depuis ses origines jusqu’à son embrasement, entre Voltaire et Rousseau.

Voltaire, Le Mondain (1736)

Ce poème est  une ode au libéralisme économique, sur fond de provocation antireligieuse : cet aristocrate (ou  grand bourgeois) épicurien et libertin qui étale son luxe est en économie un ultra-libéral, adepte de la mondialisation, persuadé que le progrès technique, et notamment l’industrie du luxe, est un progrès pour tous. On peut supposer qu’il croise peu souvent les pauvres sur le passage de son carrosse bien suspendu… Rousseau ne pourra que se sentir exclu de ce monde qui fait penser à notre « jet set »…

 Regrettera qui veut le bon vieux temps
 Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,  
 Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,  
 Et le jardin de nos premiers parents;  
 Moi, je rends grâce à la nature sage  
 Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge  
 Tant décrié par nos tristes frondeurs:
 Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs.  
 J’aime le luxe, et même la mollesse,  
 Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,  
 La propreté, le goût, les ornements:  
 Tout honnête homme a de tels sentiments.  
 Il est bien doux pour mon coeur très immonde  
 De voir ici l’abondance à la ronde,  
 Mère des arts et des heureux travaux,  
 Nous apporter, de sa source féconde,  
 Et des besoins et des plaisirs nouveaux.  
 L’or de la terre et les trésors de l’onde,  
 Leurs habitants et les peuples de l’air,  
 Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.  
 O le bon temps que ce siècle de fer!  
 Le superflu, chose très nécessaire,
 A réuni l’un et l’autre hémisphère.  
 Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux  
 Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,  
 S’en vont chercher, par un heureux échange,  
 De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,  
 Tandis qu’au loin, vainqueurs des musulmans,  
 Nos vins de France enivrent les sultans?  
 Quand la nature était dans son enfance,  
 Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance.
 Ne connaissant ni le tien ni le mien. 
 Qu’auraient-ils pu connaître? ils n’avaient rien,  
 Ils étaient nus; et c’est chose très claire  
 Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.  
 Sobres étaient. Ah! je le crois encor:  
 Martialo n’est point du siècle d’or.  
 D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève  
 Ne gratta point le triste gosier d’Ève;  
 La soie et l’or ne brillaient point chez eux,  
 Admirez-vous pour cela nos aïeux?  
 Il leur manquait l’industrie et l’aisance:  
 Est-ce vertu? c’était pure ignorance.  
 Quel idiot, s’il avait eu pour lors  
 Quelque bon lit, aurait couché dehors?  
 Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père.
 Que faisais-tu dans les jardins d’Éden?  
 Travaillais-tu pour ce sot genre humain?  
 Caressais-tu madame Ève, ma mère?  
 Avouez-moi que vous aviez tous deux  
 Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,  
 La chevelure un peu mal ordonnée,  
 Le teint bruni, la peau bise et tannée.  
 Sans propreté l’amour le plus heureux  
 N’est plus amour, c’est un besoin honteux.  
 Bientôt lassés de leur belle aventure,  
 Dessous un chêne ils soupent galamment  
 Avec de l’eau, du millet, et du gland;  
 Le repas fait, ils dorment sur la dure:  
 Voilà l’état de la pure nature.  
 Or maintenant voulez-vous, mes amis,  
 Savoir un peu, dans nos jours tant maudits, 
 Soit à Paris, soit dans Londre, ou dans Rome,  
 Quel est le train des jours d’un honnête homme?  
 Entrez chez lui: la foule des beaux-arts,  
 Enfants du goût, se montre à vos regards.  
 De mille mains l’éclatante industrie  
 De ces dehors orna la symétrie.  
 L’heureux pinceau, le superbe dessin  
 Du doux Corrége et du savant Poussin  
 Sont encadrés dans l’or d’une bordure;  
 C’est Bouchardon qui fit cette figure,  
 Et cet argent fut poli par Germain.
 Des Gobelins l’aiguille et la teinture  
 Dans ces tapis surpassent la peinture.  
 Tous ces objets sont vingt fois répétés  
 Dans des trumeaux tout brillants de clartés.  
 De ce salon je vois par la fenêtre,  
 Dans des jardins, des myrtes en berceaux;  
 Je vois jaillir les bondissantes eaux.  
 Mais du logis j’entends sortir le maître:  
 Un char commode, avec grâces orné,  
 Par deux chevaux rapidement traîné,  
 Paraît aux yeux une maison roulante,  
 Moitié dorée, et moitié transparente:  
 Nonchalamment je l’y vois promené;  
 De deux ressorts la liante souplesse  
 Sur le pavé le porte avec mollesse.  
 Il court au bain: les parfums les plus doux  
 Rendent sa peau plus fraîche et plus polie.
 Le plaisir presse; il vole au rendez-vous  
 Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie ;  
 Il est comblé d’amour et de faveurs.
 Il faut se rendre à ce palais magique
 Où les beaux vers, la danse, la musique,  
 L’art de tromper les yeux par les couleurs,  
 L’art plus heureux de séduire les coeurs,  
 De cent plaisirs font un plaisir unique.  
 Il va siffler quelque opéra nouveau;
 Ou, malgré lui, court admirer Rameau.  
 Allons souper. Que ces brillants services,  
 Que ces ragoûts ont pour moi de délices!  
 Qu’un cuisinier est un mortel divin!  
 Chloris, Églé, me versent de leur main  
 D’un vin d’Aï dont la mousse pressée.
 De la bouteille avec force élancée,  
 Comme un éclair fait voler le bouchon;  
 Il part, on rit; il frappe le plafond.  
 De ce vin frais l’écume pétillante  
 De nos Français est l’image brillante.  
 Le lendemain donne d’autres désirs,  
 D’autres soupers, et de nouveaux plaisirs.  
 Or maintenant, monsieur du Télémaque.
 Vantez-nous bien votre petite Ithaque,  
 Votre Salente, et vos murs malheureux,  
 Où vos Crétois, tristement vertueux,  
 Pauvres d’effet, et riches d’abstinence,  
 Manquent de tout pour avoir l’abondance:  
 J’admire fort votre style flatteur,  
 Et votre prose, encor qu’un peu traînante;  
 Mais, mon ami, je consens de grand coeur  
 D’être fessé dans vos murs de Salente,  
 Si je vais là pour chercher mon bonheur.  
 Et vous, jardin de ce premier bonhomme,  
 Jardin fameux par le diable et la pomme.
 C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,  
 Huet, Calmet, dans leur savante audace,  
 Du paradis ont recherché la place:  
 Le paradis terrestre est où je suis.

Questions :
1) Comment Voltaire multiplie-t-il les provocations antireligieuses?
2) Montrez que Voltaire est un ultra-libéral en économie et que le mode de vie qu’il décrit est celui d’un grand seigneur libertin.


Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité

En 1753, un problème est posé par l’Académie de Dijon : « quelle est l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes ; et si elle est autorisée par la loi naturelle ». Rousseau décide, pour y répondre, de reconstituer l’histoire humaine. On va rapidement constater que ses idées sont diamétralement opposées à celles de Voltaire : le progrès technique n’est qu’un leurre qui crée des inégalités sociales ; les hommes primitifs vivaient plus heureux que nous, et si la référence explicite est celle des indiens d’Amérique, la référence implicite est celle de la sortie du jardin d’Eden, mythe que daubait Voltaire dans le Mondain : pour Rousseau, la connaissance a condamné l’homme à travailler à la sueur de son front.

Rousseau crée un mythe, celui du bon sauvage, facile à critiquer, mais pas si éloigné que cela de la vérité préhistorique (la révolution néolithique), et  très fécond pour la réflexion sur l’évolution de l’humanité, voire sur des thèmes du XXème siècle comme ceux de la décolonisation ou de l’écologie. Pour la suite de ce cours, signalons que ce texte est aussi en quelque sorte l’acte de naissance de la sensibilité romantique, avec le thème de l’homme qui devient malheureux à partir du moment où il vit en société.

Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.

   La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain ; aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels ; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu’ils ont pratiqué l’un de ces arts sans l’autre ; et l’une des meilleures raisons peut-être pourquoi l’Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment, et mieux policée que les autres parties du monde, c’est qu’elle est à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé.

Questions :
1) Montrez comment les bons sauvages du début de ce passage vivent dans un équilibre entre nature et culture.
2) Etudiez les allusions au thème judéo-chrétien de la perte du paradis terrestre.


Voltaire, Lettre à Rousseau (1755)

Voltaire a lu les premiers essais de Rousseau comme une trahison à la cause philosophique : passéiste, hostile à la notion de progrès, il serait en quelque sorte un « allié objectif des forces réactionnaires »… La polémique va devenir personnelle, à la limite de l’injure polie dans le premier paragraphe. Voltaire décide de caricaturer les idées de Rousseau, non pour le convaincre, mais pour le ridiculiser auprès de ceux qui liront cette lettre. La méchanceté devient un art. Cela dit, les arguments de Voltaire ne sont pas ineptes, loin s’en faut…

J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l’ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre. Et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes, que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada, premièrement parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d’Europe nécessaire, secondement parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie où vous devriez être. J’avoue avec vous que les belles lettres, et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal.

Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs, ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons à soixante et dix ans pour avoir connu le mouvement de la terre, et ce qu’il y a de plus honteux c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter.

Dès que vos amis eurent commencé le dictionnaire encyclopédique, ceux qui osaient être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d’athées et même de jansénistes. Si j’osais me conter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir une troupe de misérables acharnés à me perdre du jour que je donnai la tragédie d’Oedipe, une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi, un prêtre ex-jésuite que j’avais sauvé du dernier supplice me payant par des libelles diffamatoires du service que je lui avais rendu ; un homme plus coupable encore faisant imprimer mon propre ouvrage du Siècle de Louis XIV avec des notes où la plus crasse ignorance débite les impostures les plus effrontées, un autre qui vend à un libraire une prétendue histoire universelle sous mon nom, et le libraire assez avide et assez sot pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits, et de noms estropiés ; et enfin des hommes assez lâches et assez méchants pour m’imputer cette rapsodie. Je vous ferais voir la société infectée de ce nouveau genre d’homme inconnu à toute l’antiquité qui ne pouvant embrasser une profession honnête soit de laquais, soit de manoeuvre, et sachant malheureusement lire et écrire se font courtiers de la littérature, volent des manuscrits, les défigurent et les vendent. Je pourrais me plaindre qu’une plaisanterie faite il y a plus de trente ans, sur le même sujet que Chapelain eut la bêtise de traiter sérieusement, court aujourd’hui le monde par l’infidélité et l’infâme avarice de ces malheureux qui l’ont défigurée avec autant de sottise que de malice, et qui au bout de trente ans, vendent partout cet ouvrage lequel certainement n’est plus mien, et qui est devenu le leur ; j’ajouterais qu’en dernier lieu on a osé fouiller dans les archives les plus respectables et y voler une partie des mémoires que j’y avais mis en dépôt, lorsque j’étais historiographe de France, et qu’on a vendu à un libraire de paris le fruit de mes travaux. Je vous peindrais l’ingratitude, l’imposture et la rapine, me poursuivant jusqu’au pied des Alpes, et jusques au bord de mon tombeau.

Mais, Monsieur, avouez aussi que ces épines attachées à la littérature et à la réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout temps ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron ni Lucrèce, ni Virgile ni Horace ne furent les auteurs des proscriptions de Marius, de Sylla, de ce débauché d’Antoine, de cet imbécile Lépide, de ce tyran sans courage Octave Cépias surnommé si lâchement Auguste.

Avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la Saint-Barthélémy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les guerres de la Fronde. Les grands crimes n’ont été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et ce qui fera toujours de ce monde une vallée de larmes c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Couli Can, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ; et elles font même votre gloire dans le temps que vous écrivez contre elles. Vous êtes comme Achille qui s’emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination.

Monsieur Chapui m’apprend que votre santé est bien mauvaise. Il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement, et avec la plus tendre estime, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur Voltaire

Questions :
1) Montrez comment le premier et le dernier paragraphe mêlent politesse et sarcasme.
2) Montrez comment le développement est organisé selon le principe de la thèse et de l’antithèse (les dangers de la culture et son innocence). Mais la « thèse » ne déforme-t-elle pas délibérément les idées de Rousseau ?


Lettre de Rousseau à François-Marie Arouet de Voltaire (1755)

La réponse de Rousseau demeure digne, mais il manque à son auteur un vrai talent d’ironiste. Dorénavant, Rousseau campera dans la posture de l’Incompris, parfois à la limite de la paranoïa…

C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous devons tous comme à notre Chef. Sensible d’ailleurs à l’honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j’espère qu’elle ne fera qu’augmenter encore lorsqu’ils auront profité des instructions que vous pourrez leur donner. Eclairez un peuple digne de vos leçons, et vous qui savez si bien peindre les vertus de la liberté, apprenez- nous à les chérir dans nos murs comme dans vos Ecrits ; tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire et de l’immortalité. Vous voyez que je n’aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette fort pour ma part le peu que j’en ai perdu. A votre égard, Monsieur, ce retour serait un miracle si grand qu’il n’appartient qu’à Dieu de le faire, et si pernicieux qu’il n’appartient qu’au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes, personne au monde n’y réussirait moins que vous : Vous nous redressez trop bien sûr nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres.

Je conviens de toutes les disgrâces qui poursuivent les hommes célèbres dans la littérature. Je conviens même de tous les maux attachés à l’humanité, qui paraissent indépendants de nos vaines connaissances. Les hommes ont ouvert sur eux tant de sources de misères que quand le hasard en détourne quelqu’une, ils n’en sont guère plus heureux. D’ailleurs, il y a dans le progrès des choses des liaisons cachées que le vulgaire n’aperçoit pas, mais qui n’échappent point à l’oeil du Philosophe, quand il y voudra réfléchir. Ce n’est ni Cicéron, ni Virgile, ni Sénèque, ni Tacite qui ont produit les crimes des romains et les malheurs de Rome. Mais sans le poison lent et secret qui corrompait insensiblement le plus vigoureux gouvernement dont l’histoire fasse mention, Cicéron, ni Lucrèce, ni Salluste, ni tous les autres n’eussent point existé ou n’eussent point écrit. Le siècle aimable de Lelius et de Térence amenait de loin le siècle brillant d’Auguste et d’Horace, et enfin les siècles horribles de de Sénèque et de Néron, de tacite et de Domitien. Le goût des sciences et des arts naît chez un peuple d’un vice intérieur qu’il augmente bientôt à son tour, et s’il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l’espèce, ceux de l’esprit et des connaissances, qui augmentent notre orgueil et multiplient nos égarements, accélèrent bientôt nos malheurs : mais il vient un temps où le mal est tel que les causes même qui l’ont fait naître sont nécessaires pour l’empêcher d’augmenter : c’est le fer qu’il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n’expire en l’arrachant. Quant à moi, si j’avais suivi ma première vocation et que je n’eusse ni lu ni écrit, j’en aurais sans doute été plus heureux. Cependant, si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé de l’unique plaisir qui me reste : c’est dans leur sein que je me console de tous les maux ; c’est parmi leurs illustres enfants que je goûte les douceurs de l’amitié, que j’apprends à jouir de la vie et à mépriser la mort ; je leur dois le peu que je suis, je leur dois même l’honneur d’être connu de vous. Mais consultons l’intérêt dans nos affaires et la vérité dans nos écrits : quoiqu’il faille des Historiens, des Philosophes et de vrais savants pour éclairer le monde et conduire ses aveugles habitants, si le sage Memnon m’a dit vrai, je ne connais rien de si fou qu’un peuple de sages.

Convenez-en, Monsieur : s’il est bon que de Grands Génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions ; si chacun se mêle d’en donner, où seront ceux qui les voudront recevoir ? Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses. Mais en ce siècle savant on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le peuple reçoit les écrits des sages pour juger et non pour s’instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins.[…] Recherchons la première source de tous les désordres de la société : nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l’erreur bien plus que de l’ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or, quel plus sûr moyen de courir d’erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout ? Si l’on n’eût prétendu savoir que la terre ne tournait pas, on n’eût point puni Galilée pour avoir dit qu’elle tournait, si les seuls Philosophes en eussent réclamé le titre, l’Encyclopédie n’eût point été persécutée. Si cent mirmidons n’aspiraient à la gloire, vous jouiriez paisiblement de la vôtre, et vous n’auriez au moins que des adversaires dignes de vous.

Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs qui couronnent les grands talents. Les injures de vos ennemis sont le cortège de votre gloire comme les acclamations satiriques étaient celui des triomphateurs. C’est l’empressement que le public a pour vos ouvrages qui produit les vols dont vous vous plaignez : mais les falsifications n’y sont pas faciles, car le fer ni le plomb ne s’allient point avec l’or. Permettez-moi, Monsieur, de vous le dire par l’intérêt que je prends à votre repos et à notre instruction : méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu’à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer ; un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées, et qui vous oserait attribuer des écrits que vous n’avez point faits, tant que vous continuerez à n’en faire que d’inimitables ?

Je suis sensible à votre invitation, et si cet hiver me laisse en état d’aller au printemps habiter ma patrie, j’y profiterai de vos bontés, mais j’aimerais encore mieux boire de l’eau de votre fontaine que du lait de vos vaches, et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n’y en trouver guère d’autres que le lotus qui convient mal aux bêtes, et le mollé qui empêche les hommes de le devenir.

Je suis de tout mon coeur, et avec respect, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur.

Jean-Jacques Rousseau

Questions :
1) Relevez dans le premier et dans le dernier paragraphe les allusions à la lettre de Voltaire.
2) Montrez comment et pour qui Rousseau persiste à considérer la culture comme inutile et dangereuse.


Voltaire, Sentiment des citoyens, 1764

Ce document comprend deux éléments reliés ensemble :

  • Le Sentiment des Citoyens, publié anonymement à Genève fin 1764
  • les annotations manuscrites de Rousseau en vue de l’édition d’une réponse (en rouge)

Le Sentiment des Citoyens est un pamphlet contre Rousseau, qui révèle notamment au public l’abandon par le philosophe des cinq enfants qu’il a eus avec Thérèse Levasseur : « c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches ; et qui déguisé en saltimbanque traîne avec lui de village en village et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital ». Mais encore « qui traite de tyrans les magistrats de notre République dont les premiers sont élus par nous-mêmes » et dont le souhait est de « renverser notre Constitution en la défigurant comme il veut renverser le christianisme dont il ose faire profession ». L’auteur poursuit : « si on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux ».

Le titre et les références à la Genève calviniste conduisent Rousseau à y reconnaître la plume du pasteur Jacob Vernes qui l’avait déjà attaqué dans ses Lettres sur le christianisme de M. J.-J. Rousseau. Rousseau admet lui-même qu’il en est persuadé mais ne dispose d’aucune preuve tangible (Confessions, XII).

Rousseau réagit rapidement à ces attaques. Il annote son exemplaire du libelle et demande à son éditeur la réimpression du texte complétée par les justifications « de la partie offensée ». L’ouvrage est publié en 1765 sous le titre : « Réponse aux Lettres écrites de la montagne, publiée à Genève sous ce titre Sentiment des citoyens ».

Rousseau y évoque principalement sa maladie honteuse supposée et l’abandon de ses enfants : « Je n’ai jamais exposé ni fait exposer aucun enfant à la porte d’aucun hôpital, ni ailleurs ». Le besoin de se justifier auprès du public le conduira à rédiger les Confessions afin de faire entendre sa vérité.

L’auteur du pamphlet et en fait très probablement Voltaire, qui réagit violemment aux Lettres de la montagne, dans lesquelles Rousseau l’accuse d’être l’auteur du Sermon des cinquante, libelle anonyme profondément antichrétien paru en 1762.

  Après les lettres de la campagne, sont venues celles de la montagne. Voici les sentimens de la ville.
  On a pitié d’un fou; mais quand la démence devient fureur, on le lie. La tolérance, qui est une vertu, seroit alors un vice.

  Nous avons plaint J. J. Rousseau, ci-devant citoyen de notre ville, tant qu’il s’est borné, dans Paris, au malheureux métier d’un bouffon qui recevoit des nazardes à l’opéra, qu’on prostituoit marchant à quatre pattes sur le théâtre de la comedie. A la vérité, ces opprobres retomboient, en quelque façon, sur nous : il étoit triste, pour un Genevois arrivant à Paris, de se voir humilié par la honte d’un compatriote. Quelques-uns de nous l’avertirent, & ne le corrigerent pas. Nous avons pardonné à ses romans, dans lesquels la décence & la pudeur sont aussi peu ménagées que le bon sens. Notre ville n’étoit connue auparavant que par des mœurs pures, & par des ouvrages solides qui attiroient les étrangers à notre Académie : c’est pour la premiere fois qu’un de nos citoyens l’a fait connoître par des livres qui alarment les mœurs, que les honnêtes gens méprisent & que la piété condamne.
  Lorsqu’il mêla l’irréligion à ses romans, nos Magistrats furent indispensablement obligés d’imiter ceux de Paris & de Berne,

[* Je ne fus chassé du Canton de Berne qu’un mois après le décret de Genève.]

dont les uns le décrétèrent, & les autres le chassèrent. Mais le Conseil de Genève, écoutant encore sa compassion dans sa justice, laissoit une porte ouverte au repentir d’un coupable égaré, qui pouvoit revenir dans sa patrie & y mériter sa grace.

  Aujourd’hui la patience n’est-elle pas lassée, quand il ose publier un nouveau libelle, dans lequel il outrage avec fureur la religion chrétienne, la réformation qu’il professe, tous les Ministres du saint Evangile, & tous les Corps de l’Etat ? La démence ne peut plus servir d’excuse, quand elle sait commettre des crimes.

  Il auroit beau dire à présent : reconnoissez ma maladie du cerveau à mes inconséquences & à mes contradictions : il n’en demeurera pas moins vrai que cette folie l’a poussé jusqu’à insulter à Jésus-Christ, jusqu’à imprimer que l’Evangile est un livre scandaleux (page 40 de la petite édition), téméraire, impie, dont la morale est d’apprendre aux enfans à renier leurs meres, leurs freres, &c. Je ne répéterai pas les autres paroles : elles font frémir. Il croit en déguiser l’horreur en les mettant dans la bouche d’un contradicteur; mais il ne répond point à ce contradicteur imaginaire. Il n’y en a jamais eu d’assez abandonné pour faire ces infâmes objections, & pour tordre si méchamment le sens naturel & divin des paraboles de notre Sauveur. Figurons-nous, ajoute-t-il, une ame infernale, analysant ainsi l’Evangile. Eh ! qui l’a jamais ainsi analysé ? Où est cette ame infernale ?

 [* Il paraît que l’auteur de cette piece pourrait mieux répondre que personne & sa question. Je prie le lecteur de ne pas manquer de consulter, dans l’endroit qu’il cite, ce qui précede & ce qui suit.]

 La Métrie, dans son Homme machine, dit qu’il a connu un dangereux athée, dont il rapporte les raisonnemens sans les réfuter : on voit assez qui étoit cet athée; il n’est pas permis assurément d’étaler de tels poisons sans présenter l’antidote.

 Il est vrai que Rousseau, dans cet endroit même, se compare à Jésus-Christ avec la même humilité qu’il a dit que nous devions lui dresser une statue. On sait que cette comparaison est un des accès de sa folie. Mais une folie qui blasphême à ce point, peut-elle avoir d’autre médecin que la même main qui a fait justice de ses autres scandales ?
 S’il a cru préparer, dans son style obscur, une excuse à ses blasphêmes, en les attribuant à un délateur imaginaire, il n’en peut avoir aucune pour la manière dont il parle des miracles de notre Sauveur. Il dit nettement, sous son propre nom: II y a des miracles, dans l’Evangile, qu’il n’est pas possible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au bon sens; il tourne en ridicule tous les prodiges que Jésus daigna opérer pour établir la religion.
 Nous avouons encore ici la démence qu’il a de se dire chrétien quand il sape le premier fondement du christianisme; mais cette folie ne le rend que plus criminel. Etre chrétien, & vouloir détruire le christianisme, n’est pas seulement d’un blasphémateur, mais d’un traître.

 Après avoir insulté Jésus-Christ, il n’est pas surprenant qu’il outrage les Ministres de son saint Evangile. Il traite une de leurs professions de foi, d’Amphigouri (Terme bas & de jargon, qui signifie déraison. Il compare leur déclaration aux plaidoyers de Rabelais ; ils ne savent, dit-il, ni ce qu’ils croyent, ni ce qu’ils veulent, ni ce qu’ils disent.

 On ne sait, dit-il ailleurs, ni ce qu’ils croyent, ni ce qu’ils ne croyent pas, ni ce qu’ils sont semblant de croire.

 Le voilà donc qui les accuse de la plus noire hypocrisie, sans la moindre preuve, sans le moindre prétexte. C’est ainsi qu’il traite ceux qui lui ont pardonné sa première apostasie, & qui n’ont pas eu la moindre part à la punition de la seconde, quand ses blasphêmes répandus dans un mauvais roman, ont été livrés au bourreau. Y a-t-il un seul citoyen parmi nous, qui, en pesant de sang-froid cette conduite, ne soit indigné contre le calomniateur ?
 Est-il permis à un homme né dans notre ville d’offenser à ce point nos Pasteurs, dont la plupart sont nos parens & nos amis, & qui sont quelquefois nos consolateurs ? Considérons qui les traite ainsi; est-ce un savant qui dispute contre des savans ? Non, c’est l’auteur d’un opéra, & des deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien, qui, trompé par un faux zele, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux ? Nous avouons avec douleur, & en rougissant, que c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches; & qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui de village en village, & de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mere, & dont il a exposé les enfans à la porte d’un hôpital, en rejettant les soins qu’une personne charitable vouloit avoir d’eux, & en abjurant tous les sentiments de la nature, comme il dépouille ceux de l’honneur & de la religion.

 [* Je veux faire avec simplicité la déclaration que semble exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie de celles dont parle ici l’auteur, ni petite, ni grande, n’a souillé mon corps. Celle dont je suis affligé, n’y a pas le moindre rapport : elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de Messieurs Malouin, Morand, Thierry, Daran, & du frère Côme. S’il s’y trouve la moindre marque de débauche, je les prie de me confondre, & de me faire honte de ma devise. La personne sage & généralement estimée, qui me soigne dans mes maux & me console dans mes afflictions, n’est malheureuse que parce qu’elle partage le sort d’un homme malheureux; sa mere est actuellement pleine de vie & en bonne santé malgré sa vieillesse. Je n’ai jamais exposé, ni fait exposer aucun enfant à la porte d’aucun hôpital, ni ailleurs. Une personne qui aurait eu la charité dont on parle, aurait eu celle d’en garder le secret; & chacun sent que ce n’est pas de Genève, où je n’ai point vécu, & d’où tant d’animosité se répand contre moi, qu’on doit attendre des informations fideles sur ma conduite. Je n’ajouterai rien sur ce passage, sinon qu’au meurtre près, j’aimerais mieux avoir fait ce dont son auteur m’accuse, que d’en avoir écrit un pareil.]

 C’est donc là celui qui ose donner des conseils à nos concitoyens ! (Nous verrons bientôt quels conseils.) C’est donc là celui qui parle des devoirs de la société !

 Certes il ne remplit pas ces devoirs, quand, dans le même libelle, trahissant la confiance d’un ami,

 [* Je crois devoir avertir le public que le théologien qui a écrie la lettre dont j’ai donné un extrait, n’est, ni ne fut jamais mon ami; que je ne l’ai vu qu’une fois en ma vie, & qu’il n’a pas la moindre chose à démêler, ni en bien ni en mal avec les Ministres de Geneve. Cet avertissement m’a paru nécessaire pour prévenir les téméraires applications.]

il fait imprimer une de ses lettres pour brouiller ensemble trois Pasteurs. C’est ici qu’on peut dire, avec un des premiers hommes de l’Europe, de ce même écrivain, auteur d’un roman d’éducation, que, pour élever un jeune homme, il faut commencer par avoir été bien élevé .

 [* Tout le monde accordera, je pense, à l’auteur de cette pièce, que lui & moi n’avons pas plus eu la même éducation, que nous n’avons la même religion.]

 Venons à ce qui nous regarde particulièrement, à notre ville qu’il voudroit bouleverser, parce qu’il a été repris de Justice. Dans quel esprit rappelle-t-il nos troubles assoupis ? Pourquoi réveille-t-il nos anciennes querelles ? Veut-il qui nous nous égorgions,

 [* On peut voir dans ma conduite les douloureux sacrifices que j’ai faits pour ne pas troubler la paix de ma patrie, & dans mon ouvrage, avec quelle force j’exhorte les citoyens à ne la troubler jamais, à quelque extrémité qu’on les réduise.]

parce qu’on a brûlé un mauvais livre à Paris & à Genève ? Quand notre liberté & nos droits seront en danger, nous les défendrons bien sans lui. Il est ridicule qu’un homme de sa sorte, qui n’est plus notre concitoyen, nous dise : Vous n’êtes, ni des Spartiates, ni des Athéniens; vous êtes des marchands, des artisans, des bourgeois occupés de vos intérêts privés & de votre gain. Nous n’étions pas autre chose, quand nous résistâmes à Philippe II & au Duc de Savoye; nous avons acquis notre liberté par notre courage & au prix de notre sang, & nous la maintiendrons de même.

 Qu’il cesse de nous appeller Esclaves nous ne le serons jamais. Il traite de tyrans les Magistrats de notre République, dont les premiers sont élus par nous-mêmes. On a toujours vu, dit-il dans le Conseil des Deux-Cents, peu de lumières & encore moins de courage. Il cherche, par des mensonges accumulés, à exciter les Deux-Cents contre le Petit-Conseil; les Pasteurs contre ces deux Corps; & enfin, tous contre tous, pour nous exposer au mépris & à la risée de nos voisins. Veut-il nous animer en nous outrageant ? Veut-il renverser notre constitution en la défigurant, comme il veut renverser le christianisme, dont il ose faire profession ? Il suffit d’avertir que la ville qu’il veut troubler, le désavoue avec horreur. S’il a cru que nous tirerions l’épée pour le roman d’Emile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules & de ses folies. Mais il faut lui apprendre que, si on châtie légérement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux.

Questions :

1) Quels sont les indices qui pourraient permettre d’identifier Voltaire comme auteur de ce pamphlet ?
2) Rousseau répond-il à l’accusation d’avoir abandonné ses enfants?


Rousseau Confessions, livre VIII

On serait presque en droit de dire que Les Confessions ne sont qu’une longue réponse au Sentiment des Citoyens : de la première à la dernière page, le thème de l’abandon, subi, ou imposé comme ici, est omniprésent ; l’autojustification est obsessionnelle dans l’ensemble de l’oeuvre, car pour Rousseau la première (la seule ?) manière de se justifier est d’avouer, et les arguments que l’on va lire dans cet extrait tiennent surtout du sophisme (on ne peut pas me reprocher d’avoir abandonné mes enfants, parce que je ne l’ai pas fait par méchanceté, puisque je ne suis pas méchant). Reste une intéressante réflexion sociale sur l’éducation, bien en accord au fond  avec les thèses de l’Emile.

Tandis que je philosophais sur les devoirs de l’homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fier en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes oeuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celle de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n’ont plus fait, par leurs formules, qu’une religion de mots, vu qu’il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer.

    Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnants que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. Si j’étais de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au-dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et d’humanité ne germa jamais, cet endurcissement serait tout simple. Mais cette chaleur de coeur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste, cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir, cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable: tout cela peut-il jamais s’accorder dans la même âme, avec la dépravation qui fait fouler aux pieds, sans scrupule, le plus doux des devoirs? Non, je le sens, et le dis hautement, cela n’est pas possible. Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n’a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un père dénaturé. J’ai pu me tromper, mais non m’endurcir. Si je disais mes raisons, j’en dirais trop. Puisqu’elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres: je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu’elle fut telle, qu’en livrant mes enfants à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans, plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de père; et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d’une fois, depuis lors, les regrets de mon coeur m’ont appris que je m’étais trompé; mais, loin que ma raison m’ait donné le même avertissement, j’ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père, et de celui qui les menaçait quand j’aurais été forcé de les abandonner. Si je les avais laissés à Mme d’Epinay ou à Mme de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s’en charger dans la suite, auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en honnêtes gens? Je l’ignore; mais je suis sûr qu’on les aurait portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents: il vaut mieux cent fois qu’ils ne les aient point connus.

    Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les premiers, et il en fut de même des deux suivants; car j’en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime, que si je ne m’en vantais pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mère; mais je le dis à tous ceux à qui j’avais déclaré nos liaisons; je le dis à Diderot, à Grimm; je l’appris dans la suite à Mme d’Epinay, et dans la suite encore à Mme de Luxembourg, et cela librement, franchement, sans aucune espèce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à tout le monde; car la Gouin était une honnête femme, très discrète, et sur laquelle je comptais parfaitement. Le seul de mes amis à qui j’eus quelque intérêt de m’ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches où elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite, non seulement parce que je n’ai jamais rien su cacher à mes amis, mais parce qu’en effet je n’y voyais aucun mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l’être. J’aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l’ont été.

Questions :
1) Comment Rousseau transforme-t-il cet aveu en éloge de soi ?
2) Quels arguments sociaux donne-t-il à l’abandon de ses enfants ?

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