Le XVIIème siècle classique

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Dans un siècle globalement pessimiste, ce qui oppose l’esprit classique à la sensibilité baroque, c’est le goût de la règle : règles artistiques, mais aussi règles que l’on s’impose à soi même, dans la vie de tous les jours. Dans le même temps, on assiste au triomphe de la monarchie absolue.


La Bruyère (1645-1696) Les Caractères

Cette célèbre comparaison entre Corneille et Racine reflète évidemment la préférence de La Bruyère pour Racine, mais ce qui explique cette préférence, c’est précisément l’esprit classique : presque chacune des caractéristiques attribuées à Corneille fait référence à ce que nous appelons baroque (inégal ; fautes contre les mœurs ; contre les règles des anciens ; extrême variété, etc.), Au contraire, presque tout ce qui est attribué à Racine fait référence au goût classique (égal, pièces justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, etc.). Comme à propos de Molière (cf ci-dessus et ci-dessous), il ne faut pas prendre le mot nature au sens où les romantiques l’entendront ; chez les classiques, en pratique le terme est synonyme de bon sens : il ne serait pas « naturel » qu’Agnès épouse Arnolphe, et la « nature » veut qu’elle épouse Horace.

Des ouvrages de l’Esprit

CORNEILLE ne peut être égalé dans les endroits où il excelle : il a pour lors un caractère original et inimitable ; mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissaient pas espérer qu’il dût ensuite aller si loin ; comme ses dernières font qu’on s’étonne qu’il ait pu tomber de si haut. Dans quelques-unes de ses meilleures pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l’action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l’expression qu’on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu’il y a eu en lui de plus éminent, c’est l’esprit, qu’il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu’il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements ; car il ne s’est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité : il a aimé au contraire à charger la scène d’événements dont il est presque toujours sorti avec succès ; admirable surtout par l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu’il a composés. Il semble qu’il y ait plus de ressemblance dans ceux de RACINE, et qui tendent un peu plus à une même chose ; mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse : exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l’action ; à qui le grand et le merveilleux n’ont pas même manqué, ainsi qu’à Corneille, ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces ? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus ? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres, et qu’on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poètes. Oreste, dans l’Andromaque de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l’Œdipe et les Horaces de Corneille, en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et les marquer l’un et l’autre par ce qu’ils ont eu de plus propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu’on pourrait parler ainsi : « Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres ; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu’ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l’on admire, et de ce que l’on doit même imiter ; il y a plus dans le second de ce que l’on reconnaît dans les autres, ou de ce que l’on éprouve dans soi-même. L’un élève, étonne, maîtrise, instruit ; l’autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier ; et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des sentiments. L’on est plus occupé aux pièces de Corneille ; l’on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l’un imite SOPHOCLE, et que l’autre doit plus à EURIPIDE.

De la Cour

L’on parle d’une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes, et des amours ridicules. Celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin : l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu’elles étalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu’ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu’on ne connaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu et leur roi : les grands de la nation s’assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu’ils nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et tout le cœur appliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment ; il est à quelque quarante-huit degrés d’élévation du pôle, et à plus d’onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.

Boileau (1636-1711), Art Poétique (1674)

Boileau est LE théoricien de l’esthétique classique, alors laissons-le parler sans commentaire. Certes, Boileau parle ici de poésie, mais chacun peut constater que c’est un idéal qui porte sur tout genre d’écriture. C’est peut-être même d’un idéal de vie qu’il s’agit ici. En tout cas c’est celui du professeur de lettres, et pas seulement de lettres « classiques » !

Il est certains esprits dont les sombres pensées

Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;

Le jour de la raison ne le saurait percer.

Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.

Selon que notre idée est plus ou moins obscure,

L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,

Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Surtout qu’en vos écrits la langue révérée

Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.

En vain, vous me frappez d’un son mélodieux,

Si le terme est impropre ou le tour vicieux :

Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,

Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.

Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin

Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,

Et ne vous piquez point d’une folle vitesse

Un style si rapide, et qui court en rimant,

Marque moins trop d’esprit que peu de jugement.

J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,

Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,

Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,

Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.

Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :

Polissez-le sans cesse et le repolissez ;

Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.

C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent,

Des traits d’esprit, semés de temps en temps, pétillent.

Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ;

Que le début, la fin, répondent au milieu ;

Que d’un art délicat les pièces assorties

N’y forment qu’un seul tout de diverses parties,

Que jamais du sujet le discours s’écartant

N’aille chercher trop loin quelque mot éclatant.

Molière (1622-1673)

Le Misanthrope (1666)

On repèrera tout de suite le thème de la « nature » : dans sa détestation  générale des hommes, Alceste manque de bon sens ; peut-être est-il resté baroque, avec ses excès de langage (il jure !), ses « haines vigoureuses » et sa vision du monde comme un théâtre où l’on avance masqué. Philinte est le modèle idéal de l’homme classique, ce qu’on appelait l’honnête homme : maître de ses émotions, être social avant tout, peut-être un peu trop « BCBG » quand même ?

Alceste.
tous les hommes me sont à tel point odieux,
que je serois fâché d’ être sage à leurs yeux.
Philinte.
Vous voulez un grand mal à la nature humaine !
Alceste.
Oui, j’ ai conçu pour elle une effroyable haine.
Philinte.
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…
Alceste.
Non : elle est générale, et je hais tous les hommes :
les uns, parce qu’ ils sont méchants et malfaisants,
et les autres, pour être aux méchants complaisants,
et n’ avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l’ injuste excès
pour le franc scélérat avec qui j’ ai procès :
au travers de son masque on voit à plein le traître ;
partout il est connu pour tout ce qu’ il peut être ;
et ses roulements d’ yeux et son ton radouci
n’ imposent qu’ à des gens qui ne sont point d’ ici.
On sait que ce pied plat, digne qu’ on le confonde,
par de sales emplois s’ est poussé dans le monde,
et que par eux son sort de splendeur revêtu
fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu’ en tous lieux on lui donne,
son misérable honneur ne voit pour lui personne ;
nommez-le fourbe, infâme et scélérat maudit,
tout le monde en convient, et nul n’ y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue :
on l’ accueille, on lui rit, partout il s’ insinue ;
et s’ il est, par la brigue, un rang à disputer,
sur le plus honnête homme on le voit l’ emporter.
Têtebleu ! Ce me sont de mortelles blessures,
de voir qu’ avec le vice on garde des mesures ;
et parfois il me prend des mouvements soudains
de fuir dans un désert l’ approche des humains.
Philinte.
Mon Dieu, des moeurs du temps mettons-nous moins en peine,
et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
ne l’ examinons point dans la grande rigueur,
et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
à force de sagesse, on peut être blâmable ;
la parfaite raison fuit toute extrémité,
et veut que l’ on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
heurte trop notre siècle et les communs usages ;
elle veut aux mortels trop de perfection :
il faut fléchir au temps sans obstination ;
et c’ est une folie à nulle autre seconde
de vouloir se mêler de corriger le monde.
J’ observe, comme vous, cent choses tous les jours,
qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours ;
mais quoi qu’ à chaque pas je puisse voir paroître,
en courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
j’ accoutume mon âme à souffrir ce qu’ ils font ;
et je crois qu’ à la cour, de même qu’ à la ville,
mon flegme est philosophe autant que votre bile.

les Femmes Savantes (1672)

Certes, les femmes savantes de la pièce de Molière sont de douces dingues, et l’on reconnaît dans l’idéal féminin décrit par Clitandre le double féminin de Philinte, : une honnête femme, discrètement cultivée, capable de bon sens comme de bon goût. Difficile cependant de ne pas trouver dans ces vers une vision de la femme peu ouverte aux idées féministes…

CLITANDRE

Mon cœur n’a jamais pu, tant il est né sincère,

Même dans votre sœur flatter leur caractère,

Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût.

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout,

Mais je ne lui veux point la passion choquante

De se rendre savante afin d’être savante ;

Et j’aime que souvent aux questions qu’on fait,

Elle sache ignorer les choses qu’elle sait ;

De son étude enfin je veux qu’elle se cache,

Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,

Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,

Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.

Je respecte beaucoup Madame votre mère,

Mais je ne puis du tout approuver sa chimère,

Et me rendre l’écho des choses qu’elle dit

Aux encens qu’elle donne à son héros d’esprit.

Son Monsieur Trissotin me chagrine, m’assomme,

Et j’enrage de voir qu’elle estime un tel homme,

Qu’elle nous mette au rang des grands et beaux esprits

Un benêt dont partout on siffle les écrits,

Un pédant dont on voit la plume libérale

D’officieux papiers fournir toute la halle

Pascal (1623-1662)

Avant d’étudier un extrait des Pensées, œuvre littérairement à la charnière de la sensibilité baroque et de la pensée classique, on commencera par un extrait des Provinciales : dans cette œuvre, Pascal se met au service des Jansénistes et polémique contre les Jésuites, qui défendent l’idée bien indulgente que le péché n’existe que si le pécheur en a conscience à l’avance. Utilisant un siècle à l’avance les méthodes d’un Montesquieu ou d’un Voltaire, il pousse à l’extrême la logique jésuite, jusqu’à formuler des énormités, manière ironique de dénoncer ces adversaires de l’exigence janséniste en matière de morale pratique.

Quatrième Provinciale

Et si toutes ces choses ne se passent dans l’âme, dit le Jésuite, l’action n’est pas proprement péché, et ne peut être imputée, comme M. Le Moyne le dit en ce même endroit et dans toute la suite.

En voulez-vous encore d’autres autorités ? En voici. Mais toutes modernes, me dit doucement mon Janséniste. Je le vois bien, dis-je ; et, en m’adressant à ce Père, je lui dis : O mon Père, le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance ! Il faut que je vous les amène. Peut-être n’en avez-vous guère vus qui aient moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu ; les vices ont prévenu leur raison : Ils n’ont jamais connu ni leur infirmité, ni le médecin qui la peut guérir. lis n’ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme et encore moins à prier Dieu de la leur donner ; de sorte qu’ils sont encore dans l’innocence du baptême selon M. Le Moyne. Ils n’ont jamais eu de pensée d’aimer Dieu, ni d’être contrits de leurs péchés, de sorte que, selon le Père Annat, ils n’ont commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence : leur vie est dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le moindre remords n’a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire leur perte assurée ; mais, mon Père, vous m’apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon Père, qui justifiez ainsi les gens ! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles : mais vous montrez que celles qu’on aurait crues le plus désespérément malades se portent bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l’autre ! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on pensait le moins à Dieu ; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. Point de ces pécheurs à demi, qui ont quelque amour pour la vertu ; ils seront tous damnés, ces demi-pécheurs ; mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l’enfer ne les tient pas ; ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner.

Le bon Père, qui voyait assez clairement la liaison de ces conséquences avec son principe, s’en échappa adroitement ; et, sans se fâcher, ou par douceur, ou par prudence, il me dit seulement : Afin que vous entendiez comment nous sauvons ces inconvénients, sachez que nous disons bien que ces impies dont vous parlez seraient sans péché s’ils n’avaient jamais eu de pensées de se convertir, ni de désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu’ils en ont tous, et que Dieu n’a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu’il va faire, et le désir, ou d’éviter le péché, ou au moins d’implorer son assistance pour le pouvoir éviter : et il n’y a que les Jansénistes qui disent le contraire.

Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers

Guillaume Desprez, 1670, seconde édition (orthographe modernisée) (pp. 197-216).

XXVI. Misère de l’homme.

Rien n’est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la misère des hommes, que de considérer la cause véritable de l’agitation perpétuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.

L’âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n’est qu’un passage à un voyage éternel, et qu’elle n’a que le peu de temps que dure la vie pour s’y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l’incommode si fort, et l’embarrasse si étrangement, qu’elle ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s’oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s’occupant de choses qui l’empêchent d’y penser.

C’est l’origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu’on appelle divertissement ou passe-temps, dans lesquels on n’a en effet pour but que d’y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutôt sans se sentir soi-même, et d’éviter en perdant cette partie de la vie l’amertume et le dégoût intérieur qui accompagnerait nécessairement l’attention que l’on ferait sur soi même durant ce temps-là. L’Âme ne trouve rien en elle qui la contente. Elle n’y voit rien qui ne l’afflige, quand elle y pense. C’est ce qui la contraint de se répandre au dehors, et de chercher dans l’application aux choses extérieures, à perdre le souvenir de son état véritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit pour la rendre misérable, de l’obliger de se voir, et d’être avec soi.

On charge les hommes dés l’enfance du soin de leur honneur, de leurs biens, et même du bien et de l’honneur de leurs parents et de leurs amis. On les accable de l’étude des langues, des sciences, des exercices, et des arts. On les charge d’affaires : on leur fait entendre, qu’ils ne sauraient être heureux, s’ils ne font en sorte par leur industrie et par leur soin, que leur fortune, leur honneur, et même la fortune et l’honneur de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez-vous ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins. Car alors ils se verraient, et ils penseraient à eux-même ; et c’est ce qui leur est insupportable. Aussi après s’être chargés de tant d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, ils tâchent encore de le perdre à quelque divertissement qui les occupe tous entiers, et les dérobe à eux-mêmes.

C’est pourquoi quand je me suis mis à considérer les diverses agitations des hommes, les périls et les peines où ils s’exposent à la Cour, à la guerre, dans la poursuite de leurs prétentions ambitieuses, d’où naissent tant de querelles, de passions, et d’entreprises périlleuses et funestes ; j’ai souvent dit, que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi, n’en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au siège d’une place : et si on ne cherchait simplement qu’à vivre, on aurait peu de besoin de ces occupations si dangereuses.

Mais quand j’y ai regardé de plus près, j’ai trouvé que cet éloignement que les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mêmes, vient d’une cause bien effective, c’est-à-dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous empêche d’y penser, et que nous ne voyons que nous.

Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il est vrai que c’est une des merveilles de la Religion Chrétienne, de réconcilier l’homme avec soi-même, en le réconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de soi-même supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus agréables à plusieurs, que l’agitation et le commerce des hommes. Aussi n’est-ce pas en arrêtant l’homme dans lui-même qu’elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n’est qu’en le portant jusqu’à Dieu, et en le soutenant dans le sentiment de ses misères, par l’espérance d’une autre vie, qui l’en doit entièrement délivrer.

Mais pour ceux qui n’agissent que par les mouvements qu’ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu’ils subsistent dans ce repos qui leur donne lieu de se considérer et de se voir, sans être incontinent attaqués de chagrin et de tristesse. L’homme qui n’aime que soi ne hait rien tant que d’être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu’il se désire, et qu’il trouve en soi-même un amas de misères inévitables, et un vide de bien réels et solides qu’il est incapable de remplir.

Qu’on choisisse telle condition qu’on voudra, et qu’on y assemble tous les biens, et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme. Si celui qu’on aura mis en cet état est sans occupation, et sans divertissement, et qu’on le laisse faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par nécessité dans des vues affligeantes de l’avenir : et si on ne l’occupe hors de lui, le voila nécessairement malheureux.

La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu’il est ? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien, que c’est rendre un homme heureux, que de le détourner de la vue de ses misères domestiques, pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un Roi ? Et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements, qu’à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve ; qu’on laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir ; et l’on verra, qu’un Roi qui se voit, est un homme plein de misères, et qui les ressent comme un autre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide. C’est à dire, qu’ils sont environnés de personnes, qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en état de penser à soi ; sachant qu’il sera malheureux, tout Roi qu’il est, s’il y pense.

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d’ailleurs si pénibles, c’est qu’ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

La Rochefoucauld (1613-1680)

Voici un passage célèbre, classique au sens de l’histoire littéraire, mais aussi au sens usuel du terme: un manuel de la perfection classique, celle qui va de l’honnête homme du XVIIème aux derniers BCBG de nos jours. La Rochefoucauld aurait eu horreur des « selfies »…

RÉFLEXION IV : De la conversation

Ce qui fait que si peu de personnes sont agréables dans la conversation, c’est que chacun songe plus à ce qu’il veut dire qu’à ce que les autres disent. Il faut écouter ceux qui parlent, si on en veut être écouté; il faut leur laisser la liberté de se faire entendre, et même de dire des choses inutiles. Au lieu de les contredire ou de les interrompre, comme on fait souvent, on doit, au contraire, entrer dans leur esprit et dans leur goût, montrer qu’on les entend, leur parler de ce qui les touche, louer ce qu’ils disent autant qu’il mérite d’être loué, et faire voir que c’est plus par choix qu’on le loue que par complaisance. Il faut éviter de contester sur des choses indifférentes, faire rarement des questions inutiles, ne laisser jamais croire qu’on prétend avoir plus de raison que les autres, et céder aisément l’avantage de décider.

On doit dire des choses naturelles, faciles et plus ou moins sérieuses, selon l’humeur et l’inclinaison des personnes que l’on entretient, ne les presser pas d’approuver ce qu’on dit, ni même d’y répondre. Quand on a satisfait de cette sorte aux devoirs de la politesse, on peut dire ses sentiments, sans prévention et sans opiniâtreté, en faisant paraître qu’on cherche à les appuyer de l’avis de ceux qui écoutent.

Il faut éviter de parler longtemps de soi-même, et de se donner souvent pour exemple. On ne saurait avoir trop d’application à connaître la pente et la portée de ceux à qui on parle, pour se joindre à l’esprit de celui qui en a le plus, et pour ajouter ses pensées aux siennes, en lui faisant croire, autant qu’il est possible, que c’est de lui qu’on les prend. Il y a de l’habileté à n’épuiser pas les sujets qu’on traite, et à laisser toujours aux autres quelque chose à penser et à dire.

On ne doit jamais parler avec des airs d’autorité, ni se servir de paroles et de termes plus grands que les choses. On peut conserver ses opinions, si elles sont raisonnables; mais en les conservant, il ne faut jamais blesser les sentiments des autres, ni paraître choqué de ce qu’ils ont dit. Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation, et de parler trop souvent d’une même chose; on doit entrer indifféremment sur tous les sujets agréables qui se présentent, et ne faire jamais voir qu’on veut entraîner la conversation sur ce qu’on a envie de dire.

Il est nécessaire d’observer que toute sorte de conversation, quelque honnête et quelque spirituelle qu’elle soit, n’est pas également propre à toute sorte d’honnêtes gens: il faut choisir ce qui convient à chacun, et choisir même le temps de le dire; mais s’il y a beaucoup d’art à parler, il n’y en a pas moins à se taire. Il y a un silence éloquent: il sert quelquefois à approuver et à condamner; il y a un silence moqueur; il y a un silence respectueux; il y a des airs, des tours et des manières qui font souvent ce qu’il y a d’agréable ou de désagréable, de délicat ou de choquant dans la conversation. Le secret de s’en bien servir est donné à peu de personnes; ceux mêmes qui en font des règles s’y méprennent quelquefois; la plus sûre, à mon avis, c’est de n’en point avoir qu’on ne puisse changer, de laisser plutôt voir des négligences dans ce qu’on dit que de l’affectation, d’écouter, de ne parler guère, et de ne se forcer jamais à parler.


Cardinal de Retz (1613-1679)

Personnage fascinant que ce cardinal : esprit classique s’il en est, mais dans le fond baroque, puisque le masque de la modestie cache efficacement un incommensurable orgueil…

Mémoires II, 1

Je commençai mes sermons de l’Avent dans Saint-Jean-en-Grève, le jour de la Toussaint, avec le concours naturel à une ville aussi peu accoutumée que l’était Paris à voir ses archevêques en chaire. Le grand secret de ceux qui entrent dans les emplois est de saisir d’abord l’imagination des hommes par une action que quelque circonstance leur rende particulière.

Comme j’étais obligé de prendre les ordres, je fis une retraite dans Saint-Lazare, où je donnai à l’extérieur toutes les apparences ordinaires. L’occupation de mon intérieur fut une grande et profonde réflexion sur la manière que je devais prendre pour ma conduite. Elle était très difficile. Je trouvais l’archevêché de Paris dégradé, à l’égard du monde, par les bassesses de mon oncle, et désolé, à l’égard de Dieu, par sa négligence et par son incapacité. Je prévoyais des oppositions infinies à son rétablissement ; et je n’étais pas si aveuglé, que je ne connusse que la plus grande et la plus insurmontable était dans moi-même. Je n’ignorais pas de quelle nécessité est la règle des mœurs à un évêque. Je sentais que le désordre scandaleux de ceux de mon oncle me l’imposait encore plus étroite et plus indispensable qu’aux autres ; et je sentais, en même temps, que je n’en étais pas capable, et que tous les obstacles et de conscience et de gloire que j’opposerais au dérèglement ne seraient que des digues fort mal assurées. Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein, ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde : et parce qu’en le faisant ainsi l’on y met toujours des préalables, qui en couvrent une partie ; et parce que l’on évite, par ce moyen, le plus dangereux ridicule qui se puisse rencontrer dans notre profession, qui est celui de mêler à contretemps le péché dans la dévotion.

Voilà la sainte disposition avec laquelle je sortis de Saint-Lazare. Elle ne fut pourtant pas de tout point mauvaise ; car je pris une ferme résolution de remplir exactement tous les devoirs de ma profession, et d’être aussi homme de bien pour le salut des autres, que je pourrais être méchant pour moi-même.

Monsieur l’archevêque de Paris, qui était le plus faible de tous les hommes, était, par une suite assez commune, le plus glorieux. Il s’était laissé précéder partout par les moindres officiers de la couronne, et il ne donnait pas la main, dans sa propre maison, aux gens de qualité qui avaient affaire à lui. Je pris le chemin tout contraire. Je donnai la main chez moi à tout le monde ; j’accompagnai tout le monde jusques au carrosse, et j’acquis par ce moyen la réputation de civilité à l’égard de beaucoup, et même d’humilité à l’égard des autres. J’évitai, sans affectation, de me trouver en lieu de cérémonie avec les personnes d’une condition fort relevée, jusques à ce que je me fusse tout à fait confirmé dans cette réputation ; et quand je crus l’avoir établie, je pris l’occasion d’un contrat de mariage pour disputer le rang de la signature à M. de Guise. J’avais bien étudié et fait étudier mon droit, qui était incontestable dans les limites du diocèse. La préséance me fut adjugée par arrêt du Conseil, et j’éprouvai, en ce rencontre, par le grand nombre de gens qui se déclarèrent pour moi, que descendre jusques aux petits est le plus sûr moyen pour s’égaler aux grands.

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