Racine, Andromaque, III, 4, commentaire composé

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Explication rédigée : III, 4, vers 858 à 880.


Au début du troisième acte, la partie semble perdue pour Andromaque : lassé de ses refus, Pyrrhus a décidé d’épouser Hermione et de livrer Astyanax aux Grecs venus le réclamer. L’enfant est en danger d’être exécuté dans les jours, peut-être dans les heures qui viennent. Dans la scène que nous allons étudier, Andromaque joue sa dernière carte: aller elle-même implorer Hermione, en comptant sur la magnanimité de la future reine, pour obtenir le salut de son fils, et le droit de « le cacher en quelque île déserte ». Nous verrons que l’intérêt de ce passage repose sur l’expression de la douleur d’Andromaque, sur l’ambiguïté de ses sentiments maternels, et sur la portée de ses arguments auprès d’Hermione.


Où fuyez-vous, Madame ?
N’est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,
Vous envier un coeur qui se rend à vos charmes.
Par une main cruelle, hélas ! J’ai vu percer
Le seul où mes regards prétendaient s’adresser.
Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée.
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour ;
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
En quel trouble mortel son intérêt nous jette,
Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter,
C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.
Hélas ! Lorsque, lassés de dix ans de misère,
Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,
J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui.
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui.
Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?
Laissez-moi le cacher en quelque île déserte.
Sur les soins de sa mère on peut s’en assurer,
Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.


Depuis sa première apparition sur la scène (I,4), Andromaque, en personnage tragique, ne cesse de remémorer la litanie de ses malheurs, elle le fera encore dans la scène III,8.

La guerre de Troie est évoquée comme une longue souffrance collective :

Hélas, lorsque lassés de dix ans de misère
Les Troyens en courroux menaçaient votre mère
(873-874)

Mais c’est surtout le spectacle de la mort d’Hector qui ne cesse de hanter l’esprit d’Andromaque : elle se présente par la périphrase la veuve d’Hector pleurante à vos genoux, elle a toujours dans les yeux la scène horrible de la mort de son mari, qu’elle évoque avec des allitérations en « r » qui font comme un écho à l’adjectif cruelle :

Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer
Le seul <cœur> où mes regards prétendaient s’adresser (863-864)

Elle ne perçoit donc l’avenir que comme une triste antichambre de la mort :

Ma flamme par Hector fut jadis allumée, 
Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée (865-866)

Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer(880)

Les temps (passé de la guerre,  j’ai vu percer, présent de l’humiliation, je ne viens point, futur d’un hypothétique exil, mon fil n’apprendra qu’à pleurer) et les lieux (Troie, ici, quelque île déserte) se confondent pour Andromaque dans une souffrance qui se nourrit du ressassement des souffrances passées et à venir : elle a aboli le temps et l’espace pour s’enfermer mentalement dans la tombe de son mari:

Avec lui dans la tombe <ma flamme> s’est enfermée (866)

On pourrait alors reprocher à Andromaque, submergée par sa douleur, de vouloir à toute force la transmettre à son fils, et par là de lui refuser toute autonomie, comme on le voit dans ce vers où mère et fils sont confondus dans le même hémistiche :

Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer (880)

C’est ce genre d’effet qui a autorisé le metteur en scène Declan Donellan à montrer sur la scène un Astyanax qui a l’apparence d’un adolescent infantilisé. Lorsqu’Andromaque dit 

Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ? (877)

l’ambiguïté du vers est telle (perte de tant de biensou perte d’un père ?) qu’on peut aussi comprendre le vers comme s’il faisait de l’enfant une sorte de mort vivant, qui survit à sapropre perte, que sa mère enfermerait dans la tombe psychologique où, nous l’avons vu, elle s’est elle-même enfermée : le cacher en quelque île déserte, c’est le retirer du monde.

On a aussi l’impression que pour Andromaque Hector est bien plus important que son fils : le nom d’Hector est prononcé trois fois, et toujours mis en valeur à la fin du premier hémistiche, aux vers 860, 865 et 875, alors que le nom d’Astyanax n’est jamais prononcé ; même Pyrrhus a plus de chance, au vers 876 ! Ce même Pyrrhus n’avait-il pas reproché à Andromaque de n’aimer que son mari en Astyanax, en des termes qui paraissent tout aussi justifiés dans la scène qui nous occupe ?

Vainement à son fils j’assurais mon secours
« C’est Hector, disait-elle, en l’embrassant toujours,
Voilà ses yeux, sa bouche et déjà son audace,
C’est lui-même, c’est toi cher époux, que j’embrasse ». (II, 5, 650-654)

Mais il se pourrait bien que ce soit précisément à partir de cette scène qu’Andromaque commence à évoluer, à distinguer son cas de celui de son fils : si le nom d’Astyanax n’est pas prononcé, le mot fils l’est à deux reprises (867, 868), et le mot enfant l’est une fois (877), et à chaque fois ces mots sont eux aussi mis en valeur par leur place en fin d’hémistiche : Andromaque est donc une vraie mère, possessive certes, mais aimante et protectrice, et elle distingue nettement sa flammepour son mari de son amourpour son fils, évoqué en termes très forts dans les vers 867 à 872 :

Vous saurez….,
Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour ;
Mais vous ne saurez pas …,
En quel trouble mortel son intérêt nous jette,
Lorsque de tant de biens …
C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.

Et même si l’expression est ambiguë, c’est bien d’un cri d’angoisse à propos d’un petit enfant innocent à protéger qu’il s’agit au vers 877 :

Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?

Le cacher, c’est aussi le dérober à ses assassins : Chateaubriand, dans Le Génie du Christianisme, n’avait peut-être pas tout à fait tort de voir dans ces vers l’apparition de la mère dans la poésie lyrique française.


Reste à savoir si ces sentiments – douleur de la veuve, angoisse de la mère – peuvent avoir un effet sur Hermione.

L’argumentation déployée par Andromaque peut sembler pertinente. Il y a d’abord dix vers qui constituent une classiquecaptatio benevolentiae : Andromaque commence par reconnaître humblement la victoire d’Hermione :

Madame,… la veuve d’Hector pleurante à vos genoux.

Le jeu de scène supposé par cette phrase vient renforcer cette impression d’humilité. Elle insiste alors sur le fait qu’elle n’est pas la rivale d’Hermione, et au passage, elle évoque l’amour que Pyrrhus est censé avoir pour sa future épouse :

Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,
Vous envier un coeur qui se rend à vos charmes. (861-862)

Ensuite elle prend soin de prédire à Hermione le bonheur que lui procurera une maternité, comme suite naturelle de son mariage, et comme gage de continuité dynastique :

Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour. (867-868)

C’est alors qu’Andromaque croit pouvoir présenter sa requête : par solidarité féminine en tant que future mère (Andromaque insiste sur la première personne du pluriel : notre amour, nous jette, nous flatter, nous l’ôter), par reconnaissance pour les services autrefois rendus à Hélène, 

Lorsque …
Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,
J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui (874-875),

enfin parce que cet enfant ne présente aucun danger :

Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?

Hermione se doit, selon Andromaque, de céder à la simple humanité :

Laissez-moi le cacher en quelque île déserte.

Mais cette argumentation ne peut avoir aucun effet sur Hermione, elle risque même de provoquer l’effet inverse de celui qu’escomptait Andromaque : 

Dans la captatio benevolentiae, Andromaque accumule en fait les maladresse ; si l’on se met du point de vue d’Hermione, son apostrophe peut être considérée comme un reproche de lâcheté : Où fuyez-vous, Madame ? Elle présente ensuite Hermione comme une sorte de sadique, qui prendrait plaisir à voir Andromaque souffrir :

N’est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?

Puis elle rappelle à Hermione qu’elle lui rend un homme qu’elle juge indigne d’elle-même :

Je ne viens point ici par de jalouses larmes
Vous envier un coeur qui se rend à vos charmes.

Dans ce dernier hémistiche, l’antiphrase peut même passer pour ironique : tout le monde sait que Pyrrhus n’épouse Hermione que par dépit et lorsqu’ Andromaque nie la jalousie de sa rivale, elle ne fait que l’aviver ! 

Les arguments sont eux aussi maladroits : le thème de la solidarité maternelle ne peut toucher Hermione parce que l’amour d’Hermione, et des personnages raciniens en général, est un désir physique, immédiat et égoïste, dans lequel le désir d’enfant n’a pas sa place, et encore moins la solidarité féminine. Bien au contraire, pour Hermione, l’enfant d’Andromaque n’est qu’un objet à détruire pour mieux détruire la rivale, comme nous le savons depuis le début du deuxième acte : 

J’ai déjà sur le fils attiré leur colère (445)

Enfin, l’allusion à la solidarité entre Andromaque et Hélène est très malvenue : elle choque et gêne Hermione, comme Declan Donellan l’a fait voir dans sa mise en scène : l’actrice qui joue le rôle d’Hermione a un haut-le-coeur et s’écarte brusquement d’Andromaque lorsque celle-ci évoque les turpitudes extra-conjugales de sa mère.

La tirade que nous venons d’étudier est donc un des sommets d’intensité dramatique de la pièce : Andromaque s’y révèle un personnage pathétique, une mère protectrice, mais aussi une piètre argumentatrice. C’est paradoxalement cette erreur de stratégie qui va être le tournant de la pièce : en refusant froidement toute aide à Andromaque,

Je conçois vos douleurs, mais un devoir austère,
Quand mon père a parlé, m’ordonne de me taire. (881-882)

puis en lui conseillant sarcastiquement d’aller elle-même trouver Pyrrhus,

S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?

Hermione va commettre une grave erreur : lorsqu’Andromaque se sera résolue à suivre ce conseil, elle n’aura aucune peine à « retourner » Pyrrhus, et l’orgueil d’Hermione n’aura fait qu’entraîner sa chute.

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