Contenu du document : I. Chronologie et anachronismes dans Un roi sans divertissement : relevés et essais d’interprétations II. Où se situe l’action d’Un roi sans divertissement?
Auteur : Yves Lefauconnier, professeur de Lettres, Lycée Chevreul, Marseille
Explication rédigée : Les Caprices de Marianne, II, 6
Nous sommes à la fin de la pièce, probablement un jour ou deux après l’assassinat de Coelio, au cimetière où il est enterré. On voit sur scène une “urne d’albatre recouverte d’un voile de deuil” , dans laquelle se trouvent peut-être ses cendres, à moins qu’elle soit placée au-dessus de son tombeau simplement à titre symbolique, puisqu’à la fin de la scène Octave montre un tombeau et une “froide pierre”. Sont présents sur la scène Marianne et Octave. Ce dernier se sent coupable:
– d’abord parce que c’est à lui que l’invitation de Marianne avait été adressée et que c’est donc lui qui aurait dû être assassiné. – ensuite parce que Coelio s’est laissé assassiner, croyant qu’Octave l’avait trahi en l’envoyant sciemment à la mort.
L’intérêt de cette scène est de nous faire comprendre ce qu’il va advenir d’Octave et de Marianne, mais aussi de nous donner les dernières clés psychologiques à propos des personnages de Coelio et d’Octave.
LECTURE
Plan de la scène :
3 répliques d’Octave (entrecoupées par de courtes répliques de Marianne), qui évoquent :
les qualités de Coelio
les défauts d’Octave
le renoncement à la vie d’Octave
Plan de l’explication : I – La fin des relations entre Marianne et Octave II – Les rapports entre Coelio et Octave III – Quelle suite peut-on imaginer à la pièce ?
I – La fin des relations entre Marianne et Octave
A) Marianne
Elle est certaine d’avoir trouvé l’homme dont elle rêvait (cf explic. précédente). Elle a donc perdu tout orgueil, toute agressivité à l’égard d’Octave, qu’elle tutoie pour la première fois de la pièce (citer réplique 2). Elle ne se rebute pas malgré les refus réitérés d’Octave à chacune de ses interventions (citer répl. 2 et 6). Mais elle continue à utiliser son arme favorite en retournant le reproche implicite de la fin de la réplique 1 : Elle eût été heureuse …// Ne serait-elle point heureuse…
B) Octave
Il se considère comme une sorte d’infirme en amour (répl. 3), accumulant les expressions négatives sur sa capacité à aimer : Je ne sais pont aimer, … Je ne suisqu’un débauché …, Je n’estime point …, Je ne sais pas… Cette sorte de “mea culpa” est censée dégoûter Marianne de l’aimer, alors que c’est précisément cette attitude d’Octave qui attire Marianne: rappelons-nous qu’elle avait espéré rencontrer un homme qui baisserait les yeux devant elle…. et la laisserait passer, II,1).
C) La fin de leurs relations ?
La dernière réplique (7), dans sa brièveté (c’est la plus courte de la scène) est extrêmement cinglante, elle “cloue le bec” à Marianne, et amène le baisser du rideau: L’écart entre le tu de Marianne et le vous d’Octave, entre le présent pourquoi dis-tu et l’imparfait c’était Coelio qui vous aimait fait claquer Je ne vous aime pas, Marianne comme une gifle, renvoyant Marianne à sa propre culpabilité dans l’histoire: elle a été incapable de choisir le “bon” amant, d’agir autrement que par “caprice”: elle apparaît comme infantile et finalement assez bête (cf mise en scène de la Criée pour les scènes précédentes). L’adieu définitif d’Octave peut être souligné par la mise en scène (Octave ne regarde jamais Marianne; évoquer la mise en scène de la Criée).
II – Les rapports entre Coelio et Octave
A) Coelio est présenté comme l’antithèse d’Octave
(cf leur première rencontre, I, 1)
Coelio connaissait…, savait (5 fois)…Octave ne sai(t) point aimer.
Coelio savait verser … bonheur …, était capable d’un dévouement sans borne …., eût consacré sa vie entière…, bravé la mort pour elle , alors qu’Octave est un débauché sans coeur…, un lâche dont les sens sontblasés. L’amour qu’il inspire (s.e. à Marianne) ne peut donc être qu’une ivresse passagère, alors que l’amour éprouvé par Coelio était éternel (lui seul eût consacré sa vie entière).Même en dehors de l’amour, Coelio est présenté comme l’antithèse d’Octave: un intellectuel (il connaissit les plaisirs, il leur préfarait la solitude … il préférait les illusions à la réalité), en face d’un histrion auxsens blasés.
B) Mais il est aussi le double d’Octave
Coelio était La bonne partie de moi-même: malgré leurs différences, ils étaient des amis inséparables: les longues soirées que nous avons passées enemble (répl.1), les bruyants repas, les causeries du soir …(répl.5). L’adieu à l’amourest aussi un adieu à l’amitié (répl. 5). Coelio était le double plus jeune (au moins moralement) d’Octave, qui est vieux avant l’âge, encore plus vieux depuis qu’il a perdu son ami: Coelio étaitun homme d’un autre temps, alors que pour Octave mon coeur est plus vieux que (ma gaieté), ses sens sont déjà blasés. Il se sent déjà vieux, mort dans son coeur; adieu à la gaieté de ma jeunesse.Traditionnellement, on interprète ce dédoublement comme une sorte de confession de Musset, qui , désenchanté de lui-même et de son époque, contemple à travers les yeux d’Octave le jeune homme idéaliste qu’il avait été quelques années auparavant, et qui est représenté par Coelio.
C) Le sentiment de culpabilité
Ce sentiment de désespoir, lié au thème typiquement romantique du temps qui passe trop vite, est ici dramatiquement renforcé par le double sentiment de culpabilité éprouvé par Octave: il aurait dû mourir à la place de Coelio, puisque c’est à lui que le message de Marianne avait été adressé (Ce tombeau m’appartient, c’est moi qu’ils ont étendu sous cette froide pierre).Il se reproche aussi de ne pas avoir eu le courage de vengerson ami (Je ne suis qu’un lâche; sa mort n’est point vengée), et les excuses données par Marianne (répl. 4) n’y peuvent rien, peut-être parce qu’Octave fait remonter sa culpabilité au tout début de l’histoire, comme s’il se rendait compte qu’il avait inconsciemment souhaité la mort de son ami, en l’aidant de fort mauvaise manière chaque fois qu’il avait rencontré Marianne (cf première explication).
III – Quelle suite peut-on imaginer ?
Evidemment, la question peut paraître absurde: l’action est terminée, et on peut considérer qu’après la réplique cinglante C’était Coelio qui vous aimait, il est dramatiquement plus intéressant que le rideau se baisse tout de suite, car toute prolongation de la scène en affadirait la puissance.
Il est cependant intéressant de s’interroger sur ce que pourrait être la suite de l’histoire, parce que c’est une question que se pose naturellement le spectateur précisément au moment où le rideau tombe, et parce que la réponse à cette question peut être induite par la mise en scène qui a été choisie pour la représentation. C’est en fait notre dernier jugement sur les personnages de la pièce qui est en jeu:
A) Octave court au suicide ?
Cela semble déjà annoncé par le texte:
Octave n’a-t-il pas dit au passé composé C’est moi qu’ils ont tué, comme si cette évocation de la mort de Coelio n’était que la préfiguration de sa propre mort, sorte d’avertissement du destin semblable à ceux que Coelio avait évoqués pour lui-même au début de la pièce (Ou je réussirai, ou je me tuerai,I, 1) ?
D’autre part, l’anaphore des Adieude la dernière tirade d’Octave ressemble fort à un Adieu à la vie: en fait, avec la mort de Coelio, Octave est déjà mort: Coelio était la bonne partie de moi-même; elle est remontée au ciel avec lui. Son sentiment d’échec et de culpabilité est si fort qu’il a l’impression d’être déjà mort.
La mise en scène peut donc suggérer, par des gestes, par un accessoire, ou par tout autre moyen scénique, qu’Octave va se suicider. Il a en tout cas (dans la mise en scène de la Criée) le même costume que celui que portait Coelio au début de la pièce, un costume de deuil (de soi?).
B) Et si Marianne gagnait?
Si Octave se sent déjà mort, a-t-il besoin de se suicider?
Comme l’indique la didascalie au début de la scène, nous sommes dans un cimetière, auprès d’un tombeau: quelques jours ont passé, et Coelio ne s’est toujours pas suicidé; il est seul avec Marianne, dont il accepte au moins tacitement la présence aimante.
On peut alors considérer qu’Octave n’annonce pas sa mort, mais une sorte de renoncement, de laisser aller devant le destin, et que son autocritique (Je ne sais point aimer) est une sorte d’appel au secours adressé à Marianne.
Si le metteur en scène demande à l’acteur qui joue le rôle d’Octave de donner à la dernière réplique un ton plus plaintif qu’agressif, si l’actrice est physiquement très proche d’Octave, qu’elle tutoie, mais qu’elle peut aussi prendre par la main, on pourrait même imaginer, en contradiction avec les données apparentes du texte, un Octave qui se laisserait aller à perdre ses dernières illusions, en devenant très bourgeoisement l’amant de Marianne, devenue quant à elle non seulement très amoureuse d’Octave, mais aussi très libre à l’égard de son mari, comme en témoigne sa dernière réplique.
CONCLUSION
Voici donc une scène particulièrement dramatique par sa mise en scène funèbre, qui met un point final à la pièce: elle suggère a fin des relations entre Octave et Marianne, et elle évoque la nature des relations qui unissaient Octave à Celio, ainsi que Musset à ses personnages. Il faut noter à ce propos que, certes, l’aspect autobiographique de la pièce semble avoir été démenti par la réalité: dans les mois qui vont suivre la rédaction de cette pièce, Musset va rencontrer George Sand et composer certains de ses chefs-d’œuvre, notamment Lorenzaccio, mais il y a cependant quelque chose de prémonitoire dans cette pièce : après cette brève période, dans quelques années, Musset ne sera plus que l’ombre de lui-même, jusqu’à sa mort en 1857.
En 1839, Stendhal publie un monument de la littérature française : La Chartreuse de Parme. Au confluent de l’esprit voltairien et de la sensibilité romantique, le roman raconte la vie de Fabrice Del Dongo, un tout jeune aristocrate italien que sa passion pour Napoléon amène à chercher la gloire à Waterloo, alors qu’il n’a encore aucune expérience militaire. Dans cet extrait, nous verrons que Fabrice fait une sorte de reportage brut de la bataille, à quel point il est en perte de repères, et finalement comment le récit nous charme grâce à ce personnage décalé.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.
« Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. » A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.
A ce moment, les généraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui était à cinq pieds en contrebas.
Le maréchal s’arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise ; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. « Nous n’avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça », ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire : « Jamais je ne serai un héros. »
Si l’on n’avait pas peur de l’anachronisme, on dirait qu’il y a quelque chose de cinématographique dans ce passage : comme si Fabrice était une caméra embarquéeau sein de l’escorte du Maréchal Ney (Fabrice a appris qu’il s’agissait de lui quelques lignes plus haut), tout est fait pour que nous voyions la bataille de l’intérieur, à hauteur d’homme, en perpétuel mouvement, sans explications autres que celles que les images et les sons imposent, et avec des plans rapides, dépassant rarement quelques secondes, c’est à dire quelques mots : Tout à coup on partit au grand galop (ligne 1, huit mots) ; Il entendit un cri sec auprès de lui (ligne 9, huit mots). Il y a très peu de propositions subordonnées, et lorsqu’il y en a, ce sont des relatives ou des subordonnées temporelles, car il n’y a que des constatations : une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière(ligne 3) ; lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte(ligne 12).
Fabrice nous fait voir d’abord, avec force détails réalistes, mais sans comprendre encore de quoi il s’agit, cette terre labourée qui était remuée de façon singulière. Visiblement intrigué, il regarde en faisant une sorte de gros plan : le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice mesure, analyse, accumule les noms et les adjectifs concrets. Il lui faut voir les dégâts produits sur deux cavaliers et sur un cheval pour commencer à comprendre ce qui se passe:c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets.Et encore, la confirmation définitive n’apparaîtra qu’à la ligne 20 !
Cette découverte amène les mêmes mouvements rapides de caméra, cette fois en direction de l’origine des coups de canon : il voyait de la fumée blanche de la batterie à une distance énorme.
On a enfin un gros plan réaliste et donc peu flatteur sur le visage du maréchal Ney, très blond, avec une grosse tête rouge.
La bande son n’est pas absente du reportage, et elle est évidemment tout à fait évocatrice de ce qu’on peut entendre sur un champ de bataille, sans possibilité d’analyse rationnelle : il entendit un cri sec auprès de lui(ligne 9) ; au milieu du ronflement égal et continu des coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines : il n’y comprenait rien du tout (ligne 28).
Mais Stendhal ne se contente pas d’un reportage réaliste parce que naïf sur une scène de bataille ; il s’intéresse surtout à son personnage, et nous allons voir qu’il est en totale perte de repères.
D’abord dans le temps ; certes il y a quelques marques temporelles, mais elles ne permettent qu’une juxtaposition d’instants, de plans pour filer la métaphore cinématographique employée précédemment : Tout à coup ; quelques instants après(ligne 1) Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée…(ligne 8) ; ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte(ligne 12). A ce moment(ligne 20). Tout semble se passer en même temps, mais on ne sait combien de temps dure en fait la scène, ni à quel moment de la journée on se trouve. Pour jouer sur les sens du mot temps, on ne peut deviner qu’il pleuvait ce jour-là à Waterloo qu’à cause des allusions à la terre mouillée au début du passage ; Fabrice s’en est-il seulement rendu compte ?
Même perte de repères dans l’espace ; là encore, il y a quelques remarques sur des distances, mais elles ne concernent que des images isolées les unes des autres: Fabrice vit à vingt pas en avant(ligne 2) ; la terre volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut (ligne 6) ; ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte(ligne 12) ; les généraux de l’escorte descendirent dans un petit chemin (…) à cinq cents pieds en contrebas(ligne 30). On n’a aucune idée de la distance parcourue, ni de la direction empruntée. Même lorsque Fabrice essaie de regarder au loin, il est incapable d’évaluer précisément les distances : il voyait la fumée blanche de la batterie à un distance énorme, et, (…) il lui semblait entendre des décharges plus voisines (ligne27). Seule importe la rapidité de ces déplacements, au grand galop(ligne 1) ; ventre à terre(ligne 20), ou la soudaineté des arrêts (ligne 32).
Obsédé par des détails visuels ou sonores, Fabrice, semble même perdre la notion des individus. Le passage commence par un pronom impersonnel : On partit au grand galop. Fabrice entend un cri sec, or ce sont bien deux hussardsqui sont tombés, à peine entrevus, aussitôt sortis du champ visuel, et sans nom (ligne 12). On a un singulier collectif, l’escorte(lignes 12, 20 et 29), et des générauxqui semblent faire un groupe indistinct (ligne 29). Seul le maréchal Ney est individualisé (encore que son nom ne soit pas prononcé ici, puisqu’il n’est désigné que par son grade). Le seul personnage dont le nom soit prononcé (à trois reprises) est Fabrice, de surcroît sujet de la plupart des verbes du texte par l’intermédiaire du pronom il. En bon personnage romantique, Fabrice est plus passif qu’actif, car il est submergé par ses sensations, et par les émotions qu’elles génèrent. Mais s’agit-il d’un anti-héros ?
Il faut maintenant nous intéresser aux pensées de Fabrice. Or le narrateur omniscient cherche à établir une connivence amusée avec les lecteurs que nous sommes, aux dépens de notre héros(ligne 21), et au dessus du point de vue interne du personnage. Force est de constater que Fabrice, dont nous venons de voir qu’il a perdu ses repères, a des pensées totalement décalées par rapport à la situation réelle.
Cela commence par une indifférence apparente au sort des deux hussards, à peine entrevus, alors que Fabrice fait un gros plan sur la seule image qui lui paraisse horrible, celle du cheval qui engage ses pieds dans ses propres entrailles(ligne 10). Mais un nouveau décalage surgit à l’instant : au moment où l’on attend une pensée de compassion pour le cheval, voire pour les deux hussards tués, Fabrice se répète avec satisfaction «J’ai vu le feu ! »(ligne 18).
Cela se termine, en tout cas dans le passage qui nous occupe, par l’attitude décalée et donc comique de Fabrice à l’égard du maréchal : alors que ce dernier, dans l’urgence d’une journée historique, regarde la bataille avec sa lorgnette, Fabrice semble se désintéresser de cette bataille (à laquelle on a vu qu’il ne comprenait rien du tout), et se perd en contemplation d’une sorte d’icône vivante : Fabrice, cette fois put le voir tout à son aise(ligne 35). Il fait alors une remarque ridicule de naïveté, désespéré de ne pouvoir devenir un jour un héros uniquement parce qu’il n’en a pas le visage blond avec une grosse tête rouge.
Mais si Fabrice fait une remarque ridicule, cela n’empêche pas l’affection du narrateur et du lecteur : immédiatement le narrateur intervient, pour traduire le propos : Pour lui ces paroles voulaient dire : Jamais je ne serai un héros(ligne 39). Or, même si c’était ironique, Stendhal a déjà attribué ce titre de héros à son personnage, en l’appelant notre hérosquelques lignes plus tôt. Fabrice était pardonné à l’avance : certes il est encore un enfant naïf, mais il a l’âme d’un héros.
En définitive, cette page de Stendhal mérite sa célébrité, et l’expression « comme Fabrice à Waterloo », méritait de devenir proverbiale : on a vu que ce passage mêlait avec virtuosité, le point de vue du personnage, les impressions d’un personnage dépassé par les événements, et l’ironie affectueuse du narrateur. Bien différente est la vision épique, surplombante, que Hugo donnera quelques années plus tard de cette bataille dans Les Misérables, mais ces deux textes ne sont-ils pas complémentaires précisément parce que tout les oppose ?
Au début du troisième acte, la partie semble perdue pour Andromaque : lassé de ses refus, Pyrrhus a décidé d’épouser Hermione et de livrer Astyanax aux Grecs venus le réclamer. L’enfant est en danger d’être exécuté dans les jours, peut-être dans les heures qui viennent. Dans la scène que nous allons étudier, Andromaque joue sa dernière carte: aller elle-même implorer Hermione, en comptant sur la magnanimité de la future reine, pour obtenir le salut de son fils, et le droit de « le cacher en quelque île déserte ». Nous verrons que l’intérêt de ce passage repose sur l’expression de la douleur d’Andromaque, sur l’ambiguïté de ses sentiments maternels, et sur la portée de ses arguments auprès d’Hermione.
Où fuyez-vous, Madame ? N’est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ? Je ne viens point ici, par de jalouses larmes, Vous envier un coeur qui se rend à vos charmes. Par une main cruelle, hélas ! J’ai vu percer Le seul où mes regards prétendaient s’adresser. Ma flamme par Hector fut jadis allumée ; Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée. Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour, Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour ; Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite, En quel trouble mortel son intérêt nous jette, Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter, C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter. Hélas ! Lorsque, lassés de dix ans de misère, Les Troyens en courroux menaçaient votre mère, J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui. Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui. Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ? Laissez-moi le cacher en quelque île déserte. Sur les soins de sa mère on peut s’en assurer, Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.
Depuis sa première apparition sur la scène (I,4), Andromaque, en personnage tragique, ne cesse de remémorer la litanie de ses malheurs, elle le fera encore dans la scène III,8.
La guerre de Troie est évoquée comme une longue souffrance collective :
Hélas, lorsque lassés de dix ans de misère Les Troyens en courroux menaçaient votre mère (873-874)
Mais c’est surtout le spectacle de la mort d’Hector qui ne cesse de hanter l’esprit d’Andromaque : elle se présente par la périphrase la veuve d’Hector pleurante à vos genoux, elle a toujours dans les yeux la scène horrible de la mort de son mari, qu’elle évoque avec des allitérations en « r » qui font comme un écho à l’adjectif cruelle :
Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer Le seul <cœur> où mes regards prétendaient s’adresser (863-864)
Elle ne perçoit donc l’avenir que comme une triste antichambre de la mort :
Ma flamme par Hector fut jadis allumée, Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée (865-866)
Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer(880)
Les temps (passé de la guerre, j’ai vu percer, présent de l’humiliation, je ne viens point, futur d’un hypothétique exil, mon fil n’apprendra qu’à pleurer) et les lieux (Troie, ici, quelque île déserte) se confondent pour Andromaque dans une souffrance qui se nourrit du ressassement des souffrances passées et à venir : elle a aboli le temps et l’espace pour s’enfermer mentalement dans la tombe de son mari:
Avec lui dans la tombe <ma flamme> s’est enfermée (866)
On pourrait alors reprocher à Andromaque, submergée par sa douleur, de vouloir à toute force la transmettre à son fils, et par là de lui refuser toute autonomie, comme on le voit dans ce vers où mère et fils sont confondus dans le même hémistiche :
Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer (880)
C’est ce genre d’effet qui a autorisé le metteur en scène Declan Donellan à montrer sur la scène un Astyanax qui a l’apparence d’un adolescent infantilisé. Lorsqu’Andromaque dit
Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ? (877)
l’ambiguïté du vers est telle (perte de tant de biensou perte d’un père ?) qu’on peut aussi comprendre le vers comme s’il faisait de l’enfant une sorte de mort vivant, qui survit à sapropre perte, que sa mère enfermerait dans la tombe psychologique où, nous l’avons vu, elle s’est elle-même enfermée : le cacher en quelque île déserte, c’est le retirer du monde.
On a aussi l’impression que pour Andromaque Hector est bien plus important que son fils : le nom d’Hector est prononcé trois fois, et toujours mis en valeur à la fin du premier hémistiche, aux vers 860, 865 et 875, alors que le nom d’Astyanax n’est jamais prononcé ; même Pyrrhus a plus de chance, au vers 876 ! Ce même Pyrrhus n’avait-il pas reproché à Andromaque de n’aimer que son mari en Astyanax, en des termes qui paraissent tout aussi justifiés dans la scène qui nous occupe ?
Vainement à son fils j’assurais mon secours « C’est Hector, disait-elle, en l’embrassant toujours, Voilà ses yeux, sa bouche et déjà son audace, C’est lui-même, c’est toi cher époux, que j’embrasse ». (II, 5, 650-654)
Mais il se pourrait bien que ce soit précisément à partir de cette scène qu’Andromaque commence à évoluer, à distinguer son cas de celui de son fils : si le nom d’Astyanax n’est pas prononcé, le mot fils l’est à deux reprises (867, 868), et le mot enfant l’est une fois (877), et à chaque fois ces mots sont eux aussi mis en valeur par leur place en fin d’hémistiche : Andromaque est donc une vraie mère, possessive certes, mais aimante et protectrice, et elle distingue nettement sa flammepour son mari de son amourpour son fils, évoqué en termes très forts dans les vers 867 à 872 :
Vous saurez…., Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour ; Mais vous ne saurez pas …, En quel trouble mortel son intérêt nous jette, Lorsque de tant de biens … C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.
Et même si l’expression est ambiguë, c’est bien d’un cri d’angoisse à propos d’un petit enfant innocent à protéger qu’il s’agit au vers 877 :
Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?
Le cacher, c’est aussi le dérober à ses assassins : Chateaubriand, dans Le Génie du Christianisme, n’avait peut-être pas tout à fait tort de voir dans ces vers l’apparition de la mère dans la poésie lyrique française.
Reste à savoir si ces sentiments – douleur de la veuve, angoisse de la mère – peuvent avoir un effet sur Hermione.
L’argumentation déployée par Andromaque peut sembler pertinente. Il y a d’abord dix vers qui constituent une classiquecaptatio benevolentiae : Andromaque commence par reconnaître humblement la victoire d’Hermione :
Madame,… la veuve d’Hector pleurante à vos genoux.
Le jeu de scène supposé par cette phrase vient renforcer cette impression d’humilité. Elle insiste alors sur le fait qu’elle n’est pas la rivale d’Hermione, et au passage, elle évoque l’amour que Pyrrhus est censé avoir pour sa future épouse :
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes, Vous envier un coeur qui se rend à vos charmes. (861-862)
Ensuite elle prend soin de prédire à Hermione le bonheur que lui procurera une maternité, comme suite naturelle de son mariage, et comme gage de continuité dynastique :
Vous saurez quelque jour, Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour. (867-868)
C’est alors qu’Andromaque croit pouvoir présenter sa requête : par solidarité féminine en tant que future mère (Andromaque insiste sur la première personne du pluriel : notre amour, nous jette, nous flatter, nous l’ôter), par reconnaissance pour les services autrefois rendus à Hélène,
Lorsque … Les Troyens en courroux menaçaient votre mère, J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui (874-875),
enfin parce que cet enfant ne présente aucun danger :
Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?
Hermione se doit, selon Andromaque, de céder à la simple humanité :
Laissez-moi le cacher en quelque île déserte.
Mais cette argumentation ne peut avoir aucun effet sur Hermione, elle risque même de provoquer l’effet inverse de celui qu’escomptait Andromaque :
Dans la captatio benevolentiae, Andromaque accumule en fait les maladresse ; si l’on se met du point de vue d’Hermione, son apostrophe peut être considérée comme un reproche de lâcheté : Où fuyez-vous, Madame ? Elle présente ensuite Hermione comme une sorte de sadique, qui prendrait plaisir à voir Andromaque souffrir :
N’est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?
Puis elle rappelle à Hermione qu’elle lui rend un homme qu’elle juge indigne d’elle-même :
Je ne viens point ici par de jalouses larmes Vous envier un coeur qui se rend à vos charmes.
Dans ce dernier hémistiche, l’antiphrase peut même passer pour ironique : tout le monde sait que Pyrrhus n’épouse Hermione que par dépit et lorsqu’ Andromaque nie la jalousie de sa rivale, elle ne fait que l’aviver !
Les arguments sont eux aussi maladroits : le thème de la solidarité maternelle ne peut toucher Hermione parce que l’amour d’Hermione, et des personnages raciniens en général, est un désir physique, immédiat et égoïste, dans lequel le désir d’enfant n’a pas sa place, et encore moins la solidarité féminine. Bien au contraire, pour Hermione, l’enfant d’Andromaque n’est qu’un objet à détruire pour mieux détruire la rivale, comme nous le savons depuis le début du deuxième acte :
J’ai déjà sur le fils attiré leur colère (445)
Enfin, l’allusion à la solidarité entre Andromaque et Hélène est très malvenue : elle choque et gêne Hermione, comme Declan Donellan l’a fait voir dans sa mise en scène : l’actrice qui joue le rôle d’Hermione a un haut-le-coeur et s’écarte brusquement d’Andromaque lorsque celle-ci évoque les turpitudes extra-conjugales de sa mère.
La tirade que nous venons d’étudier est donc un des sommets d’intensité dramatique de la pièce : Andromaque s’y révèle un personnage pathétique, une mère protectrice, mais aussi une piètre argumentatrice. C’est paradoxalement cette erreur de stratégie qui va être le tournant de la pièce : en refusant froidement toute aide à Andromaque,
Je conçois vos douleurs, mais un devoir austère, Quand mon père a parlé, m’ordonne de me taire. (881-882)
puis en lui conseillant sarcastiquement d’aller elle-même trouver Pyrrhus,
S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?
Hermione va commettre une grave erreur : lorsqu’Andromaque se sera résolue à suivre ce conseil, elle n’aura aucune peine à « retourner » Pyrrhus, et l’orgueil d’Hermione n’aura fait qu’entraîner sa chute.
Tandis que je philosophais sur les devoirs de l’homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fier en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n’ont plus fait, par leurs formules, qu’une religion de mots, vu qu’il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer.
Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. Si j’étais de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et d’humanité ne germa jamais, cet endurcissement serait tout simple ; mais cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste ; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir ; cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable : tout cela peut-il jamais s’accorder dans la même âme avec la dépravation qui fait fouler aux pieds sans scrupule le plus doux des devoirs ? Non, je le sens et le dis hautement, cela n’est pas possible. Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n’a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un père dénaturé. J’ai pu me tromper, mais non m’endurcir. Si je disais mes raisons, j’en dirais trop. Puisqu’elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres : je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu’elle fut telle, qu’en livrant mes enfants à l’éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu’aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de père, et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d’une fois, depuis lors, les regrets de mon cœur m’ont appris que je m’étais trompé ; mais, loin que ma raison m’ait donné le même avertissement, j’ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père, et de celui qui les menaçait quand j’aurais été forcé de les abandonner. Si je les avais laissés à madame d’Épinay ou à madame de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s’en charger dans la suite, auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en honnêtes gens ? Je l’ignore ; mais je suis sûr qu’on les aurait portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents : il vaut mieux cent fois qu’ils ne les aient point connus.
Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les premiers, et il en fut de même des deux suivants, car j’en ai eu cinq en tout.
Plan détaillé :
I) Une image de soi flatteuse (pour répondre à l’assertion « Rousseau est un montre puisqu’il a abandonné ses enfants », établir d‘abord que je ne suis pas un monstre:
A)je ne suis pas un mauvais chrétien
– éloge du christianisme
– c’est son application dans la morale pratique qui est impossible, d’où l’hypocrisie de la morale chrétienne à laquelle je ne me suis pas soumis
B)je suis sincère (faute avouée…)
C)je suis une image de la sainteté, quasi christique (nombreuses qualités évangéliques)
-Je n’ai donc pas commis de crime, mais une erreur que je regrette
—————
II)arguments « objectifs » (abandonner ses enfants n’est de toute façon pas une monstruosité)
A)c’est un acte réfléchi
B)c’est un acte de bonté pour mes enfants :
-je n’avais pas les moyens de les élever
-ils ont pu acquérir un métier manuel, ce qui aurait mieux valu pour moi (conformément aux idées exprimées dans l’Emile)
C) je leur ai évité de devenir méchants, ce qui leur serait arrivé s’ils avaient été recueillis dans des familles nobles, aux intentions peut-être malsaines
Formule cassante : religion de mots,formule à valeur de proverbe : il en coûte peu de prescrire …
Champ lexical de la sincérité ; formule lapidaire pour avouer la grossesse de Thérèse.
Hyperbole à propos du respect des valeurs : trop sincère/trop fier
Refuser par trois fois avec un irréel l’idée de la monstruosité (si j’étais…)
Se présenter comme preuve vivante de ce qu’on affirme, avec l’anaphore du déictique cette, cet, ces…
Dédoublement de la personnalité (Jean-Jacques…)qui permet de se contempler de l’extérieur avec une apparente objectivité.
Multiplication des expressions élogieuses en accumulations par deux, trois ou quatre :amour ardent du vrai, du grand, du beau , du juste ; impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir ; cette vive et douce émotion
Allitération en r qui accentue les redondances?
Champ lexical abondant
—————-
champ lexical de la réflexion philosophique. Allusion à la République de Platon (qui conseille d’enlever l’éducation des enfants aux familles).
Prétérition : si je disais mes raisons…
Simple allusion (non démontré donc)
antithèse binaire ouvriers et paysans//aventuriers et coureurs de fortunes
gradation haïr/trahiravec jeu sur les sonorités quasi identiques
gradation coupée par une allusion négative : amitié/générosité/quelque autre motifrecours à l’interrogation oratoire pour emporter l’adhésion
Le Parnasse « officiel » est un groupe de poètes des années 1860. On leur donne traditionnellement deux précurseurs : Gautier et Leconte de Lisle. Mais il ne faut surtout pas voir ces auteurs comme un constituant mouvement délibérément anti-romantique. Gautier (1811-1872) s’est rendu célèbre dans son soutien à Hugo, avec son gilet rouge, lors de la bataille d’Hernani ; il était l’ami de Balzac, qui l’a amené au journalisme, et notamment à la critique littéraire ; il a introduit Baudelaire dans le « club des haschischins », et les Fleurs du mal lui sont dédiées. On est donc en droit de le considérer comme un « compagnon de route » du romantisme ; simplement, il se distingue du courant principal par quelques tendances, qui ne s’opposent qu’aux caricatures du romantisme : il se méfie des épanchements lyriques ; il refuse l’engagement politique et religieux : il cherche la beauté, en mettant à son service un travail d’écriture comparable à celui de l’orfèvrerie.
Mademoiselle de Maupin– 1834
Ce roman est aux tenants de l’art pour l’art et du futur Parnasse ce qu’a été le Cromwell de Hugo au drame romantique : théorie dans la préface, pratique dans le corps du récit.
Préface
Mais c’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ; on se pose en saint Jérôme comme autrefois en don Juan ; l’on est pâle et macéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre, l’on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre ; on prend un petit air confit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit ; l’on ne jure plus, l’on fume peu, et l’on chique à peine. — Alors on est chrétien, on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission de l’artiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l’école angélique, du concile de Trente, de l’humanité progressive et de mille autres belles choses. — Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale, et amalgament avec un sérieux digne d’éloges les Actes des Apôtres et les décrets de la sainteconvention, c’est l’épithète sacramentelle ; d’autres y ajoutent, pour dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes. Ceux-là sont complets et carrés par la base ; après eux, il faut tirer l’échelle. Il n’est pas donné au ridicule humain d’aller plus loin, — has ultra metas…, etc. Ce sont les colonnes d’Hercule du burlesque.
(…)
À côté des journalistes moraux, sous cette pluie d’homélies comme sous une pluie d’été dans quelque parc, il a surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie de petits champignons d’une nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons faire l’histoire naturelle.
Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes, et cependant n’y voyaient pas aussi loin que leur nez.
Quand un auteur jetait sur leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie, ces messieurs se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balançant d’un air capable, ils se rengorgeaient et disaient :
À quoi sert ce livre ? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire, les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l’avenir ? Comment peut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime en présence de si graves intérêts ? — Que nous font, à nous, et le style et la rime, et la forme ? c’est bien de cela qu’il s’agit (pauvres renards, ils sont trop verts) ! — La société souffre, elle est en proie à un grand déchirement intérieur (traduisez : personne ne veut s’abonner aux journaux utiles). C’est au poëte à chercher la cause de ce malaise et à le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de cœur et d’âme avec l’humanité (des poëtes philanthropes ! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce poëte, nous l’attendons, nous l’appelons de tous nos vœux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le Prytanée…
(…)
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.
Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, — et j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j’estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. Je renoncerais très-joyeusement à mes droits de Français et de citoyen pour voir un tableau authentique de Raphaël, ou une belle femme nue : — la princesse Borghèse, par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quand elle entre au bain. Je consentirais très-volontiers, pour ma part, au retour de cet anthropophage de Charles X, s’il me rapportait, de son château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, et je trouverais les lois électorales assez larges, si quelques rues l’étaient plus, et d’autres choses moins. Quoique je ne sois pas un dilettante, j’aime mieux le bruit des crincrins et des tambours de basque que celui de la sonnette de M. le président. Je vendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoir des confitures. — L’occupation la plus séante à un homme policé me paraît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou son cigare. J’estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, et aussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principes utilitaires sont bien loin d’être les miens, et que je ne serai jamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne me convertisse, ce qui serait assez drôlatique.
Au lieu de faire un prix Monthyon pour la récompense de la vertu, j’aimerais mieux donner, comme Sardanapale, ce grand philosophe que l’on a si mal compris, une forte prime à celui qui inventerait un nouveau plaisir ; car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu l’a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, la lumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats angoras ; lui qui n’a pas dit à ses anges : Ayez de la vertu, mais : Ayez de l’amour, et qui nous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pour embrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière, un odorat subtil pour respirer l’âme des fleurs, des cuisses nerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi vite que la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mains délicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur le dos velouté des chats, et sur l’épaule polie des créatures peu vertueuses, et qui, enfin, n’a accordé qu’à nous seuls ce triple et glorieux privilége de boire sans avoir soif, de battre le briquet, et de faire l’amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de la brute beaucoup plus que l’usage de lire des journaux et de fabriquer des chartes.
A la fois attirée par les hommes et réticente à leur égard, Mademoiselle de Maupin, le personnage-éponyme, décide de se travestir en homme, sous le nom de Théodore, afin de mieux connaître les hommes en vivant au milieu d’eux. Elle a fait la connaissance d’une jeune fille, qui l’attire, et qu’elle veut soustraire à la bestialité virile…
Chapitre XV
Je fis faire un costume de page très-élégant et très-riche à peu près à sa taille, car je ne pouvais l’emmener dans ses habits de fille, à moins de me remettre moi-même en femme, ce que je ne voulais pas faire. — J’achetai un petit cheval doux et facile à monter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe quand il me plaisait d’aller vite. Puis je dis à la belle de tâcher de descendre à la brune sur la porte, et que je l’y prendrais : ce qu’elle exécuta très-ponctuellement. — Je la trouvai qui se tenait en faction derrière le battant entrebâillé. Je passai fort près de la maison ; elle sortit, je lui tendis la main, elle appuya son pied sur la pointe du mien, et sauta fort lestement en croupe, car elle était d’une agilité merveilleuse. Je piquai mon cheval, et, par sept ou huit ruelles détournées et désertes, je trouvai moyen de revenir chez moi sans que personne nous vît.
Je lui fis quitter ses habits pour mettre son travestissement, et je lui servis moi-même de femme de chambre ; elle fit d’abord quelques façons, et voulait s’habiller toute seule ; mais je lui fis comprendre que cela perdrait beaucoup de temps, et que, d’ailleurs, étant ma maîtresse, il n’y avait pas le moindre inconvénient, et que cela se pratiquait ainsi entre amants. — Il n’en fallait pas tant pour la convaincre, et elle se prêta à la circonstance de la meilleure grâce du monde.
Son corps était une petite merveille de délicatesse. — Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeune fille, étaient d’une suavité de linéaments inexprimable et sa gorge naissante faisait de si charmantes promesses, qu’aucune gorge plus formée n’eût pu soutenir la comparaison. — Elle avait encore toutes les grâces de l’enfant et déjà tout le charme de la femme ; elle était dans cette nuance adorable de transition de la petite fille à la jeune fille : nuance fugitive, insaisissable, époque délicieuse où la beauté est pleine d’espérance, et où chaque jour, au lieu d’enlever quelque chose à vos amours, y ajoute de nouvelles perfections.
Son costume lui allait on ne peut mieux. Il lui donnait un petit air mutin très-curieux et très récréatif, et qui la fit rire aux éclats quand je lui présentai le miroir pour qu’elle jugeât de l’effet de sa toilette. Je lui fis ensuite manger quelques biscuits trempés dans du vin d’Espagne, afin de lui donner du courage et de lui faire mieux supporter la fatigue de la route.
Chapitre XVI
Théodore est invité dans un château, où on joue une pièce de théâtre qui lui permet de se « travestir » en femme, sous le nom de Rosalinde, et de séduire à la fois un homme, d’Albert, et sa fiancée, Rosette…
D’Albert fit la réponse la plus simple, il ne répondit pas, — et, l’étreignant dans ses bras avec une nouvelle passion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Les cheveux de l’infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile la plus transparente. Le bienheureux amant s’agenouilla, et eut bientôt jeté chacun dans un coin opposé de l’appartement les deux jolis petits souliers à talons rouges ; — les bas à coins brodés les suivirent de près.
La chemise, douée d’un heureux esprit d’imitation, ne resta pas en arrière de la robe : elle glissa d’abord des épaules sans qu’on songeât à la retenir ; puis, profitant d’un moment où les bras étaient perpendiculaires, elle en sortit avec beaucoup d’adresse et roula jusqu’aux hanches dont le contour ondoyant l’arrêta à demi. — Rosalinde s’aperçut alors de la perfidie de son dernier vêtement, et leva son genou pour l’empêcher de tomber tout à fait. — Ainsi posée, elle ressemblait parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les belles cuisses, et par une heureuse trahison s’arrête précisément au-dessous de l’endroit qu’elle est destinée à cacher. — Mais, comme la chemise n’était pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, s’affaissa tout à fait sur la robe, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse comme un grand lévrier blanc.
Il y avait assurément un moyen fort simple d’empêcher tout ce désordre, celui de retenir la fuyarde avec la main : cette idée, toute naturelle qu’elle fût, ne vint pas à notre pudique héroïne.
Elle resta donc sans aucun voile, ses vêtements tombés lui faisant une espèce de socle, dans tout l’éclat diaphane de sa belle nudité, aux douces lueurs d’une lampe d’albâtre que d’Albert avait allumée.
(…)
Elle fut à ses habits et se rajusta à la hâte, puis revint au lit, se pencha sur d’Albert, qui dormait encore, et baisa ses deux yeux sur leurs cils soyeux et longs. — Cela fait, elle se retira à reculons et le regardant toujours.
Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. — Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’ai jamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieuses recherches. — Je n’ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, ni dans ceux de d’Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cette visite. Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps. — De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre d’en tirer toutes les inductions qu’il voudra ; quant à moi, j’ai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues, que je n’ose véritablement les écrire, même dans le style le plus honnêtement périphrasé.
Il était bien midi lorsque Théodore sortit de la chambre de Rosette. — Il ne parut pas au dîner ni au souper. — D’Albert et Rosette n’en semblèrent point surpris. — Il se coucha de fort bonne heure, et le lendemain matin, dès qu’il fit jour, sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page, et sortit du château en disant à un laquais qu’on ne l’attendît pas au dîner, et qu’il ne reviendrait peut-être point de quelques jours.
de Gautier encore: Emaux et Camées– 1852
Ce poème est-il vraiment en marge du romantisme ? Il est vrai qu’il y a aussi du Verlaine là-dedans…
VARIATIONS SUR LE CARNAVAL DE VENISE
IV CLAIR DE LUNE SENTIMENTAL
À travers la folle risée
Que Saint-Marc renvoie au Lido,
Une gamme monte en fusée,
Comme au clair de lune un jet d’eau…
À l’air qui jase d’un ton bouffe
Et secoue au vent ses grelots,
Un regret, ramier qu’on étouffe,
Par instants mêle ses sanglots.
Au loin, dans la brume sonore,
Comme un rêve presque effacé,
J’ai revu, pâle et triste encore,
Mon vieil amour de l’an passé.
Mon âme en pleurs s’est souvenue
De l’avril où, guettant au bois
La violette à sa venue,
Sous l’herbe nous mêlions nos doigts…
Cette note de chanterelle,
Vibrant comme l’harmonica,
C’est la voix enfantine et grêle,
Flèche d’argent qui me piqua.
Le son en est si faux, si tendre,
Si moqueur, si doux, si cruel,
Si froid, si brûlant, qu’à l’entendre
On ressent un plaisir mortel,
Et que mon cœur, comme la voûte
Dont l’eau pleure dans un bassin,
Laisse tomber goutte par goutte
Ses larmes rouges dans mon sein.
Jovial et mélancolique,
Ah ! vieux thème du carnaval,
Où le rire aux larmes réplique,
Que ton charme m’a fait de mal !
Voici un hommage à la fameuse nouvelle de Mérimée, dans lequel on remarquera effectivement une tendance au formalisme, et une méfiance à l’égard du lyrisme.
CARMEN
Carmen est maigre, — un trait de bistre
Cerne son œil de gitana ;
Ses cheveux sont d’un noir sinistre ;
Sa peau, le diable la tanna.
Les femmes disent qu’elle est laide,
Mais tous les hommes en sont fous :
Et l’archevêque de Tolède
Chante la messe à ses genoux ;
Car sur sa nuque d’ambre fauve
Se tord un énorme chignon
Qui, dénoué, fait dans l’alcôve
Une mante à son corps mignon,
Et, parmi sa pâleur, éclate
Une bouche aux rires vainqueurs,
Piment rouge, fleur écarlate,
Qui prend sa pourpre au sang des cœurs.
Ainsi faite, la moricaude
Bat les plus altières beautés,
Et de ses yeux la lueur chaude
Rend la flamme aux satiétés ;
Elle a, dans sa laideur piquante,
Un grain de sel de cette mer
D’où jaillit, nue et provocante,
L’âcre Vénus du gouffre amer.
Tiendrions-nous enfin, avec ce dernier poème, l’Art Poétique du Parnasse ? oui et non, car cet ultime poème du recueil a été composé pour sa dernière édition, celle de 1872 ! Mais l’on pourra se contenter de penser que, décidément, la poésie française ne parvient pas à se libérer de la tyrannie de Boileau…
L’ART
Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail.
Point de contraintes fausses !
Mais que pour marcher droit
Tu chausses,
Muse, un cothurne étroit !
Fi du rythme commode,
Comme un soulier trop grand,
Du mode
Que tout pied quitte et prend !
Statuaire, repousse
L’argile que pétrit
Le pouce
Quand flotte ailleurs l’esprit ;
Lutte avec le carrare,
Avec le paros dur
Et rare,
Gardiens du contour pur ;
Emprunte à Syracuse
Son bronze où fermement
S’accuse
Le trait fier et charmant ;
D’une main délicate
Poursuis dans un filon
D’agate
Le profil d’Apollon.
Peintre, fuis l’aquarelle,
Et fixe la couleur
Trop frêle
Au four de l’émailleur ;
Fais les sirènes bleues,
Tordant de cent façons
Leurs queues,
Les monstres des blasons ;
Dans son nimbe trilobe
La Vierge et son Jésus,
Le globe
Avec la croix dessus.
Tout passe. — L’art robuste
Seul a l’éternité :
Le buste
Survit à la cité,
Et la médaille austère
Que trouve un laboureur
Sous terre
Révèle un empereur.
Les dieux eux-mêmes meurent.
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.
Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant !
Leconte de Lisle (1818-1894)
Avec un goût pour l’exotisme, la couleur locale, l’énergie des êtres qui ont « une force qui va », cet auteur lui est aussi n’est que facticement opposé au romantisme, mais, dans la lignée de Gautier, on doit lui reconnaître ces tendances: la poésie doit rester impersonnelle; le poète doit privilégier le travail de la forme plutôt que se laisser aller à sa seule inspiration débridée ; il doit viser la beauté, dont l’antiquité fournit les modèles absolus. On est allé chercher dans deux recueils différents deux poèmes qui se font étrangement écho, et qui démontrent que l’impersonnalité du poète est un mythe auto-entretenu : loin de lui être indifférent, notre poète est fasciné autant que rebuté par la violence du monde
Poèmes antiques. 1852
Hèraklès au Taureau
Le soleil déclinait vers l’écume des flots,
Et les grasses brebis revenaient aux enclos ;
Et les vaches suivaient, semblables aux nuées
Qui roulent sans relâche, à la file entraînées,
Lorsque le vent d’automne, au travers du ciel noir,
Les chasse à grands coups d’aile, et qu’elles vont pleuvoir.
Derrière les brebis, toutes lourdes de laine,
Telles s’amoncelaient les vaches dans la plaine.
La campagne n’était qu’un seul mugissement,
Et les grands chiens d’Élis aboyaient bruyamment.
Puis, succédaient trois cents taureaux aux larges cuisses,
Puis deux cents au poil rouge, inquiets des génisses,
Puis douze, les plus beaux et parfaitement blancs,
Qui de leurs fouets velus rafraîchissaient leurs flancs,
Hauts de taille, vêtus de force et de courage,
Et paissant d’habitude au meilleur pâturage.
Plus noble encor, plus fier, plus brave, plus grand qu’eux,
En avant, isolé comme un chef belliqueux,
Phaétôn les guidait, lui, l’orgueil de l’étable,
Que les anciens bouviers disaient à Zeus semblable,
Quand le Dieu triomphant, ceint d’écume et de fleurs,
Nageait dans la mer glauque avec Europe en pleurs.
Or, dardant ses yeux prompts sur la peau léonine
Dont Hèraklès couvrait son épaule divine,
Irritable, il voulut heurter d’un brusque choc
Contre cet étranger son front dur comme un roc ;
Mais, ferme sur Ses pieds, tel qu’une antique borne,
Le héros d’une main le saisit par la corne,
Et, sans rompre d’un pas, il lui ploya le col,
Meurtrissant ses naseaux furieux dans le sol.
Et les bergers en foule, autour du fils d’Alkmène,
Stupéfaits, admiraient sa vigueur surhumaine,
Tandis que, blancs dompteurs de ce soudain péril,
De grands muscles roidis gonflaient son bras viril.
Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune et les singes farouches.
C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,
Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,
Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;
Et, du mufle béant par la soif alourdi,
Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,
Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.
En un creux du bois sombre interdit au soleil
Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D’un large coup de langue il se lustre la patte ;
Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;
Et, dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.
Le Parnasse Contemporainn’est pas une association constituée, c’est une série de trois recueils (1866, 1871 et 1876), qui a publié des poèmes d’une centaine d’auteurs différents, connus (les deux précédents, mais aussi Baudelaire, Verlaine, Mallarmé ; Rimbaud avait envoyé quelques poèmes pour l’édition de 1871, mais ne fut pas sélectionné) ou inconnus aujourd’hui.
On a choisi de donner ici quatre poèmes du poète le plus proche de l’esprit de l’Art pour l’Art, José–Maria de Hérédia, (1842-1905) parce qu’ils ont été publiés dans la dernière édition du Parnasse Contemporain (on y trouve 25 sonnets de cet auteur). Ce qui unit Hérédia à Leconte de Lisle c’est la fascination pour le héros et une impossible impassibilté ; le second sonnet semble tout doit sorti des Orientales, et on remarquera dans le troisième une inspiration que n’auraient reniée ni Hugo ni Baudelaire. On conclura cette recherche sur les Parnassiens avec un sonnet bien évocateur d’un thème récurrent de toute la littérature du XIXème siècle – et de sa peinture; il s’agit de toute façon d’un sonnet inspiré par un tableau de Chassériau que l’on trouvera ci-dessous.
JOUVENCE
Juan Ponce de Leon, par le Diable tenté,
Déjà très-vieux et plein des antiques études,
Voyant l’âge blanchir ses cheveux courts et rudes,
Prit la mer pour chercher la source de Santé.
Sur sa belle Armada, d’un vain songe hanté,
Trois ans il explora les glauques solitudes,
Lorsque enfin déchirant le brouillard des Bermudes,
La Floride apparut sous un ciel enchanté.
Et le Conquistador, bénissant sa folie,
Vint planter son pennon d’une main affaiblie
Dans la terre éclatante où s’ouvrait son tombeau.
Vieillard, tu fus heureux et ta fortune est telle
Que la mort malgré toi fit ton rêve plus beau :
La Gloire t’a donné la jeunesse immortelle.
LE PRISONNIER
A G., peintre.
Là-bas, les muezzins ont cessé leurs clameurs,
Car le ciel au couchant de pourpre et d’or se frange ;
Les crocodiles lourds s’enfoncent dans la fange
Et le grand fleuve endort ses dernières rumeurs.
Les deux jambes en croix, comme il sied aux fumeurs,
Le chef rêvait, bercé par le haschich étrange,
Tandis qu’avec effort faisant mouvoir la cange
Deux nègres se courbaient sur le banc des rameurs.
A l’arrière, joyeux et l’insulte à la bouche,
Grattant l’aigre guzla sur un rhythme farouche,
Se penchait un Arnaute à l’œil féroce et vil ;
Car lié sur la barque et saignant sous l’entrave,
Un vieux Cheik regardait d’un air stupide et grave
Les minarets pointus qui tremblaient dans le Nil.
AR-MOR
Pour me conduire au Raz, j’avais pris à Kerhor
Un berger chevelu comme un ancien Evhage ;
Et nous foulions, humant son arome sauvage,
L’âpre terre kymrique où croît le genêt d’or.
Le couchant rougissait et nous marchions encor,
Lorsque le souffle amer me fouetta le visage ;
Et l’homme, par delà le morne paysage,
Étendant son long bras, me dit : Senèz ar-mor !
Et je vis, me dressant sur la bruyère rose,
L’Océan qui, splendide et monstrueux, arrose
Du sel vert de ses eaux les caps de granit noir.
Et mon cœur savoura devant l’horizon vide
Que reculait encor l’ombre immense du soir,
L’ivresse de l’espace et du vent intrépide.
LE TEPIDARIUM
La myrrhe a parfumé leurs membres assouplis :
Elles rêvent, goûtant la tiédeur de décembre,
Et le brasier de cuivre illuminant la chambre
Jette la flamme et l’ombre à leurs beaux fronts pâlis.
Dans les coussins épais, sur la pourpre des lits,
Sans bruit, parfois un corps de marbre rose ou d’ambre,
Si l’on n’hésitait pas à être à la fois injuste et anachronique, on dirait par boutade que le seul drame romantique réussi est le Don Juan de Molière…
C’est que, inventé par les romantiques en réaction contre les conventions classiques, qui opposaient totalement comédies et tragédies, Hugo et consorts ont voulu rapprocher comédie et tragédie, dans une synthèse fortement inspirée par le théâtre de Shakespeare : sur un intrigue globalement tragique, on plaque par alternance des scènes comiques, jusqu’à un finale qui mène le spectateur au comble de l’émotion, devant le spectacle de la mort des héros (cf Ruy Blas et Hernani). Mais cette alternance de scènes comiques et de scènes tragiques a très vite (une dizaine d’années) fini par paraître aussi artificielle que les bienséances classiques. On s’intéressera ici à deux pièces de Musset, Lorenzaccio et les Caprices de Marianne, qui sont les deux plus intéressants chefs d’œuvre de cette période.
III,1 (avec Scoronconcolo, en « répétant » l’assassinat du duc )
LORENZO. ô jour de Sang, jour de mes noces ! ô soleil, soleil ! il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb ; tu te meurs de soif, soleil ! son sang t’enivrera. ô ma vengeance ! qu’il y a longtemps que tes ongles poussent ! ô dents d’Ugolin, il vous faut le crâne, le Crâne !
IV, 11
La chambre de Lorenzo. Entrent le Duc et Lorenzo.
LE DUC. Je suis transi, – Il fait Vraiment froid. (Il ôte son épée.) Eh bien ! mignon, qu’est-ce que tu fais donc ?
LORENZ0. Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. il est bon d’avoir toujours une arme sous la main. (il entortille le baudrier de manière à empêcher l’épée de sortir du fourreau.)
LE DUC. Tu sais que je n’aime pas les bavardes, et il m’est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l’évêque de Marzi ?
LORENZO. Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu’il m’écrit.
LE DUC. Va donc chercher ta tante.
LORENZO. Dans un Instant. (Il sort.)
LE DUC, seul. Faire la cour à une femme qui vous répond oui, lorsqu’on lui demande oui ou non, cela m’a toujours paru très sot et tout à fait digne d’un Français. Aujourd’hui surtout, que j’ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement .
“ Mon coeur, ou mes chères entrailles”, à l’infante d’Espagne. je veux faire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode. (il se couche. – Lorenzo rentre l’épée à la main.)
LORENZO. Dormez-vous Seigneur ? (il le frappe.)
LE DUC. C’est toi, Renzo ?
LORENZO. Seigneur, n’en doutez pas. (lI le frappe de nouveau. – Entre Scoronconcolo.)
SCORONCONCOLO. Est-Ce fait ?
LORENZO. Regarde, il m’a mordu au doigt. je garderai jusqu’à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.
SCORONCONCOLO. Ah ! mon Dieu, c’est le duc de Florence !
LORENZO, S’asseyant sur le bord de la fenêtre. Que la nuit est belle ! que l’air du ciel est pur ! Respire, respire, coeur navré de joie !
SCORONCONCOLO. Viens, maître, nous en avons trop fait. sauvons-nous.
LORENZO. Que le vent du soir est doux et embaumé ! comme les fleurs des prairies s’entrouvrent ! ô nature magnifique ! ô éternel repos !
SCORONCONCOLO. Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. venez, seigneur.
LORENZO. Ah ! Dieu de bonté ! quel moment !
SCORONCONCOLO. à part. Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants. (il veut sortir.)
LORENZO. Attends ! tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.
SCORONCONCOLO. Pourvu que les voisins n’aient rien entendu !
LORENZO. Ne te souviens-tu pas qu’ils sont habitués à notre tapage ? viens, partons. (ils sortent.)
Les Caprices de Marianne I, 4
Ciuta se retire. – Entre Marianne.
OCTAVE.— Belle Marianne, vous dormirez tranquillement. – Le cœur de Coelio est à une autre, et ce n’est plus sous vos fenêtres qu’il donnera ses sérénades.
MARIANNE.— Quel dommage et quel grand malheur de n’avoir pu partager un amour comme celui-là ! Voyez comme le hasard me contrarie ! Moi qui allais l’aimer.
OCTAVE.— En vérité !
MARIANNE.— Oui, sur mon âme, ce soir ou demain matin, dimanche au plus tard, je lui appartenais. Qui pourrait ne pas réussir avec un ambassadeur tel que vous ? Il faut croire que sa passion pour moi était quelque chose comme du chinois ou de l’arabe, puisqu’il lui fallait un interprète, et qu’elle ne pouvait s’expliquer toute seule.
OCTAVE.— Raillez, raillez, nous ne vous craignons plus.
MARIANNE.— Ou peut-être que cet amour n’était encore qu’un pauvre enfant à la mamelle, et vous, comme une sage nourrice, en le menant à la lisière, vous l’aurez laissé tomber la tête la première en le promenant par la ville.
OCTAVE.— La sage nourrice s’est contentée de lui faire boire d’un certain lait que la vôtre vous a versé sans doute, et généreusement ; vous en avez encore sur les lèvres une goutte qui se mêle à toutes vos paroles.
MARIANNE.— Comment s’appelle ce lait merveilleux ?
OCTAVE.— L’indifférence. Vous ne pouvez aimer ni haïr, et vous êtes comme les roses du Bengale, Marianne, sans épines et sans parfum.
MARIANNE.— Bien dit. Aviez-vous préparé d’avance cette comparaison ? Si vous ne brûlez pas le brouillon de vos harangues, donnez-le-moi, de grâce, que je les apprenne à ma perruche.
OCTAVE.— Qu’y trouvez-vous qui puisse vous blesser ? Une fleur sans parfum n’en est pas moins belle ; bien au contraire, ce sont les plus belles que Dieu a faites ainsi ; et le jour où, comme une Galatée d’une nouvelle espèce, vous deviendrez de marbre au fond de quelque église, ce sera une charmante statue que vous ferez et qui ne laissera pas que de trouver quelque niche respectable dans un confessionnal.
MARIANNE.— Mon cher cousin, est-ce que vous ne plaignez pas le sort des femmes ? Voyez un peu ce qui m’arrive : il est décrété par le sort que Coelio m’aime, ou qu’il croit m’aimer, lequel Coelio le dit à ses amis, lesquels amis décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai sa maîtresse. La jeunesse napolitaine daigne m’envoyer en votre personne un digne représentant chargé de me faire savoir que j’ai à aimer ledit seigneur Coelio d’ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vous en prie. Si je me rends, que dira-t-on de moi ? N’est-ce pas une femme bien abjecte que celle qui obéit à point nommé, à l’heure convenue, à une pareille proposition ? Ne va-t-on pas la déchirer à belles dents, la montrer au doigt et faire de son nom le refrain d’une chanson à boire ? Si elle refuse, au contraire, est-il un monstre qui lui soit comparable ? Est-il une statue plus froide qu’elle, et l’homme qui lui parle, qui ose l’arrêter en place publique son livre de messe à la main, n’a-t-il pas le droit de lui dire : vous êtes une rose du Bengale sans épines et sans parfum ?
OCTAVE.— Cousine, cousine, ne vous fâchez pas.
MARIANNE.— N’est-ce pas une chose bien ridicule que l’honnêteté et la foi jurée ? Que l’éducation d’une fille, la fierté d’un cœur qui s’est figuré qu’il vaut quelque chose, et qu’avant de jeter au vent la poussière de sa fleur chérie, il faut que le calice en soit baigné de larmes, épanoui par quelques rayons de soleil, entre ouvert par une main délicate ? Tout cela n’est-il pas un rêve, une bulle de savon qui, au premier soupir d’un cavalier à la mode, doit s’évaporer dans les airs ?
OCTAVE.— Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Coelio.
MARIANNE.— Qu’est-ce après tout qu’une femme ? L’occupation d’un moment, une coupe fragile qui renferme une goutte de rosée, qu’on porte à ses lèvres et qu’on jette par-dessus son épaule. Une femme ! C’est une partie de plaisir ! Ne pourrait-on pas dire, quand on en rencontre une : voilà une belle nuit qui passe ? Et ne serait-ce pas un grand écolier en de telles matières que celui qui baisserait les yeux devant elle, qui se dirait tout bas : “ Voilà peut-être le bonheur d’une vie entière ”, et qui la laisserait passer ?
Elle sort.
Voici le dénouement de la pièce.
II, 6,. Un cimetière.
OCTAVE etMARIANNE, auprès d’un tombeau.
OCTAVE.— Moi seul au monde je l’ai connu. Cette urne d’albâtre, couverte de ce long voile de deuil, est sa parfaite image. C’est ainsi qu’une douce mélancolie voilait les perfections de cette âme tendre et délicate. Pour moi seul, cette vie silencieuse n’a point été un mystère. Les longues soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis dans un désert aride ; elles ont versé sur mon cœur les seules gouttes de rosée qui n’y soient jamais tombées. Coelio était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui. C’était un homme d’un autre temps ; il connaissait les plaisirs et leur préférait la solitude ; il savait combien les illusions sont trompeuses, et il préférait ses illusions à la réalité. Elle eût été heureuse la femme qui l’eût aimé.
MARIANNE.— Ne serait-elle point heureuse, Octave, la femme qui t’aimerait ?
OCTAVE.— Je ne sais point aimer, Coelio seul le savait. La cendre que renferme cette tombe est tout ce que j’ai aimé sur la terre, tout ce que j’aimerai. Lui seul savait verser dans une autre âme toutes les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Lui seul était capable d’un dévouement sans bornes ; lui seul eût consacré sa vie entière à la femme qu’il aimait, aussi facilement qu’il aurait bravé la mort pour elle. Je ne suis qu’un débauché sans cœur ; je n’estime point les femmes : l’amour que j’inspire est comme celui que je ressens, l’ivresse passagère d’un songe. Je ne sais pas les secrets qu’il savait. Ma gaieté est comme le masque d’un histrion ; mon cœur est plus vieux qu’elle, mes sens blasés n’en veulent plus. Je ne suis qu’un lâche ; sa mort n’est point vengée.
MARIANNE.— Comment aurait-elle pu l’être, à moins de risquer votre vie ? Claudio est trop vieux pour accepter un duel, et trop puissant dans cette ville pour rien craindre de vous.
OCTAVE.— Coelio m’aurait vengé Si j’étais mort pour lui comme il est mort pour moi. Ce tombeau m’appartient ; c’est moi qu’ils ont étendu sous cette froide pierre ; c’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées ; c’est moi qu’ils ont tué. Adieu la gaieté de ma jeunesse, l’insouciante folie, la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve ! Adieu les bruyants repas, les causeries du soir, les sérénades sous les balcons dorés ! Adieu Naples et ses femmes, les mascarades à la lueur des torches, les longs soupers à l’ombre des forêts ! Adieu l’amour et l’amitié ! Ma place est vide sur la terre.
MARIANNE.— Mais non pas dans mon cœur, Octave. Pourquoi dis-tu : Adieu l’amour ?
OCTAVE.— Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Coelio qui vous aimait !
Voici le premier recueil de poésies clairement romantique. Chacun connaît Le Lac, que l’on peut s’amuser à lire comme une « simple » réécriture de la lettre IV, 17 de la Nouvelle Héloïse. On a en outre voulu reproduire ici un poème un peu moins connu, mais peut-être encore plus proche de l’esprit rousseauiste , et finalement pas si éloigné de la sensibilité d’un Baudelaire, celui d’Elévation par exemple. Lamartine évoluera politiquement, jusqu’à devenir en 1848 une figure de gauche; il est ici un des ces « ultras », catholiques et monarchistes, de la première génération romantique, qui prenaient Rousseau pour leur maître à penser, en oubliant qu’il a été aussi un philosophe, l’auteur du Contrat Socialpar exemple.
Le lac Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, Dans la nuit éternelle emportés sans retour, Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges Jeter l’ancre un seul jour ?
Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière, Et près des flots chéris qu’elle devait revoir, Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre Où tu la vis s’asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ; Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ; Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes Sur ses pieds adorés.
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ; On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux, Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre Du rivage charmé frappèrent les échos, Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère Laissa tomber ces mots :
« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices, Suspendez votre cours ! Laissez-nous savourer les rapides délices Des plus beaux de nos jours !
« Assez de malheureux ici-bas vous implorent ; Coulez, coulez pour eux ; Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ; Oubliez les heureux.
« Mais je demande en vain quelques moments encore, Le temps m’échappe et fuit ; Je dis à cette nuit : « Sois plus lente » ; et l’aurore Va dissiper la nuit.
« Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive, Hâtons-nous, jouissons ! L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ; Il coule, et nous passons ! »
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse, Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur, S’envolent loin de nous de la même vitesse Que les jours de malheur ?
Hé quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ? Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ? Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface Ne nous les rendra plus ?
Éternité, néant, passé, sombres abîmes, Que faites-vous des jours que vous engloutissez ? Parlez : nous rendrez vous ces extases sublimes Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir !
Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages, Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux, Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages Qui pendent sur tes eaux !
Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface De ses molles clartés !
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu’on entend, l’on voit et l’on respire, Tout dise : « Ils ont aimé ! »
Le Vallon
Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance, N’ira plus de ses vœux importuner le sort ; Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance, Un asile d’un jour pour attendre la mort. Voici l’étroit sentier de l’obscure vallée : Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais, Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée, Me couvrent tout entier de silence et de paix. Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure Tracent en serpentant les contours du vallon ; Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure, Et non loin de leur source ils se perdent sans nom. La source de mes jours comme eux s’est écoulée ; Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour : Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée N’aura pas réfléchi les clartés d’un beau jour. La fraîcheur de leurs lits, l’ombre qui les couronne, M’enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux ; Comme un enfant bercé par un chant monotone, Mon âme s’assoupit au murmure des eaux. Ah ! c’est là qu’entouré d’un rempart de verdure, D’un horizon borné qui suffit à mes yeux, J’aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature, À n’entendre que l’onde, à ne voir que les cieux. J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ; Je viens chercher vivant le calme du Léthé. Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie : L’oubli seul désormais est ma félicité. Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ; Le bruit lointain du monde expire en arrivant, Comme un son éloigné qu’affaiblit la distance, À l’oreille incertaine apporté par le vent. D’ici je vois la vie, à travers un nuage, S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé ; L’amour seul est resté, comme une grande image Survit seule au réveil dans un songe effacé. Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile, Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir, S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville, Et respire un moment l’air embaumé du soir. Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ; L’homme par ce chemin ne repasse jamais ; Comme lui, respirons au bout de la carrière Ce calme avant-coureur de l’éternelle paix. Tes jours, sombres et courts comme les jours d’automne, Déclinent comme l’ombre au penchant des coteaux ; L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne, Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux. Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ; Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours : Quand tout change pour toi, la nature est la même, Et le même soleil se lève sur tes jours. De lumière et d’ombrage elle t’entoure encore : Détache ton amour des faux biens que tu perds ; Adore ici l’écho qu’adorait Pythagore, Prête avec lui l’oreille aux célestes concerts. Suis le jour dans le ciel, suis l’ombre sur la terre ; Dans les plaines de l’air vole avec l’aquilon ; Avec les doux rayons de l’astre du mystère Glisse à travers les bois dans l’ombre du vallon. Dieu, pour le concevoir, a fait l’intelligence : Sous la nature enfin découvre son auteur ! Une voix à l’esprit parle dans son silence : Qui n’a pas entendu cette voix dans son cœur ?
Nous prenons ici Hugo en flagrant délit de réécriture du Lac de Lamartine, lui même réécriture de celui de Rousseau. Plus intéressante peut-être est l’apparition du thème du poète prophète, en des termes qui inspireront Baudelaire.
Paysage
Lorsque j’étais enfant : « Viens, me disait la Muse,
Viens voir le beau génie assis sur mon autel !
Il n’est dans mes trésors rien que je te refuse,
Soit que l’altier clairon ou l’humble cornemuse
Attendent ton souffle immortel.
« Mais fuis d’un monde étroit l’impure turbulence ;
Là rampent les ingrats, là, règnent les méchants.
Sur un luth inspiré lorsqu’une âme s’élance,
Il faut que, l’écoutant dans un chaste silence,
L’écho lui rende tous ses chants !
« Choisis quelque désert pour y cacher ta vie.
Dans une ombre sacrée emporte ton flambeau.
Heureux qui, loin des pas d’une foule asservie,
Dérobant ses concerts aux clameurs de l’envie,
Lègue sa gloire à son tombeau !
« L’horizon de ton âme est plus haut que la terre.
Mais cherche à ta pensée un monde harmonieux,
Où tout, en l’exaltant, charme ton cœur austère,
Où des saintes clartés, que nulle ombre n’altère,
Le doux reflet suive tes yeux.
« Qu’il soit un frais vallon, ton paisible royaume,
Où, parmi l’églantier, le saule et le glaïeul,
Tu penses voir parfois, errant comme un fantôme,
Ces magiques palais qui naissent sous le chaume,
Dans les beaux contes de l’aïeul.
« Qu’une tour en ruine au flanc de la montagne
Pende, et jette son ombre aux flots d’un lac d’azur.
Le soir, qu’un feu de pâtre, au fond de la campagne,
Comme un ami dont l’œil de loin nous accompagne,
Perce le crépuscule obscur.
« Quand, guidant sur le lac deux rames vagabondes,
Le ciel, dans ce miroir, t’offrira ses tableaux,
Qu’une molle nuée, en déroulant ses ondes,
Montre à tes yeux, baissés sur les vagues profondes,
Des flots se jouant dans les flots.
« Que, visitant parfois une île solitaire
Et des bords ombragés de feuillages mouvants,
Tu puisses, savourant ton exil volontaire,
En silence épier s’il est quelque mystère
Dans le bruit des eaux et des vents.
« Qu’à ton réveil joyeux, les chants des jeunes mères
T’annoncent et l’enfance, et la vie, et le jour.
Qu’un ruisseau passe auprès de tes fleurs éphémères,
Comme entre les doux soins et les tendres chimères
Passent l’espérance et l’amour.
« Qu’il soit dans la contrée un souvenir fidèle
De quelque bon seigneur, de hauteur dépourvu,
Ami de l’indigence et toujours aimé d’elle ;
Et que chaque vieillard le citant pour modèle,
Dise : Vous ne l’avez pas vu !
« Loin du monde surtout mon culte te réclame.
Sois le prophète ardent, qui vit le ciel ouvert,
Dont l’œil, au sein des nuits, brillait comme une flamme,
Et qui, de l’esprit sain ayant rempli son âme,
Allait, parlant dans le désert ! »
Tu le disais, ô Muse ! Et la cité bruyante
Autour de moi pourtant mêle ses mille voix,
Muse ! et je ne fuis pas la sphère tournoyante
Où le sort, agitant la foule imprévoyante,
Meut tant de destins à la fois !
C’est que, pour m’amener au terme où tout aspire,
Il m’est venu du ciel un guide au front joyeux ;
Pour moi, l’air le plus pur est l’air qu’elle respire ;
Je vois tous mes bonheurs, Muse, dans son sourire,
Et tous mes rêves dans ses yeux !
Vigny,Les Destinées, 1844
Voici encore un disciple de Rousseau, plus stoïcien peut-être, pas moins inapte au jeu social, tout en prétendant à le diriger de loin, inspiré par une Eva digne de son ancêtre Julie. On remarquera encore ce que Baudelaire devra à ce poème, notamment pour Harmonie du soir.
LA MAISON DU BERGER
À ÉVA.
I
Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;
S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle,
S’il ne voit plus l’amour, son étoile fidèle,
Éclairer pour lui seul l’horizon effacé ;
Si ton âme enchaînée, ainsi que l’est mon âme,
Lasse de son boulet et de son pain amer,
Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue,
La lettre sociale écrite avec le fer ;
Si ton corps frémissant des passions secrètes,
S’indigne des regards, timide et palpitant ;
S’il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux dérober au profane insultant ;
Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D’un impur inconnu qui te voit et t’entend,
Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin,
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.
La Nature t’attend dans un silence austère ;
L’herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d’adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lis comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.
Le crépuscule ami s’endort dans la vallée,
Sur l’herbe d’émeraude et sur l’or du gazon,
Sous les timides joncs de la source isolée
Et sous le bois rêveur qui tremble à l’horizon,
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
Jette son manteau gris sur le bord des rivages,
Et des fleurs de la nuit entr’ouvre la prison.
Il est sur ma montagne une épaisse bruyère
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l’étranger.
Viens y cacher l’amour et ta divine faute ;
Si l’herbe est agitée ou n’est pas assez haute,
J’y roulerai pour toi la Maison du Berger.
Elle va doucement avec ses quatre roues,
Son toit n’est pas plus haut que ton front et tes yeux ;
La couleur du corail et celle de tes joues
Teignent le char nocturne et ses muets essieux.
Le seuil est parfumé, l’alcôve est large et sombre,
Et là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l’ombre,
Pour nos cheveux unis, un lit silencieux.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857
Mais oui, Baudelaire doit d’abord être lu comme un romantique, lointain disciple de Rousseau, ce maître qu’il aurait renié, mais auquel il emprunte cette inaptitude à la vie sociale qui est devenue au cours du XIXème siècle le mal du siècle, et dont le dernier avatar est le spleen baudelairien. Il lui emprunte aussi le thème du refuge dans la nature, même si l’on écoute peu les petits oiseaux chez Baudelaire, et une forme de religiosité, quoique volontiers blasphématoire, ce qui n’aurait pas manqué d’horrifier Rousseau! Voici les deux poèmes auxquels il a été fait allusion ci-dessus. Baudelaire est aussi l’initiateur du symbolisme, et en définitive de toute la poésie moderne, mais il était nécessaire de conclure ce cycle en n’oubliant pas les maillons de la chaîne romantique qui unit Rousseau à Baudelaire.
Elévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
Harmonie du soir
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;