Stendhal, « La chartreuse de Parme », Fabrice à Waterloo : explication rédigée

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En 1839, Stendhal publie un monument de la littérature française : La Chartreuse de Parme. Au confluent de l’esprit voltairien et de la sensibilité romantique, le roman raconte la vie de Fabrice Del Dongo, un tout jeune aristocrate italien que sa passion pour Napoléon amène à chercher la gloire à Waterloo, alors qu’il n’a encore aucune expérience militaire. Dans cet extrait, nous verrons que Fabrice fait une sorte de reportage brut de la bataille, à quel point il est en perte de repères, et finalement comment le récit nous charme grâce à ce personnage décalé.

Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.

« Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. » A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.

A ce moment, les généraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui était à cinq pieds en contrebas.

Le maréchal s’arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise ; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. « Nous n’avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça », ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire : « Jamais je ne serai un héros. »

Si l’on n’avait pas peur de l’anachronisme, on dirait qu’il y a quelque chose de cinématographique dans ce passage : comme si Fabrice était une caméra embarquéeau sein de l’escorte du Maréchal Ney (Fabrice  a appris qu’il s’agissait de lui quelques lignes plus haut), tout est fait pour que nous voyions la bataille de l’intérieur, à hauteur d’homme, en perpétuel mouvement, sans explications autres que celles que les images et les sons imposent, et avec des plans rapides, dépassant rarement quelques secondes, c’est à dire quelques mots : Tout à coup on partit au grand galop (ligne 1, huit mots) ; Il entendit un cri sec auprès de lui (ligne 9, huit mots). Il y a très peu de propositions subordonnées, et lorsqu’il y en a, ce sont des relatives ou des subordonnées temporelles, car il n’y a que des constatations : une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière(ligne 3) ; lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte(ligne 12).

Fabrice nous fait voir d’abord, avec force détails réalistes, mais sans comprendre encore de quoi il s’agit, cette terre labourée qui était remuée de façon singulière. Visiblement intrigué, il regarde en faisant une sorte de gros plan : le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice mesure, analyse, accumule les noms et les adjectifs concretsIl lui faut voir les dégâts produits sur deux cavaliers et sur un cheval pour commencer à comprendre ce qui se passe:c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets.Et encore, la confirmation définitive n’apparaîtra qu’à la ligne 20 !

Cette découverte amène les mêmes mouvements rapides de caméra, cette fois en direction de l’origine des coups de canon : il voyait de la fumée blanche de la batterie à une distance énorme.

On a enfin un gros plan réaliste et donc peu flatteur sur le visage du maréchal Ney, très blond, avec une grosse tête rouge.

La bande son n’est pas absente du reportage, et elle est évidemment tout à fait évocatrice de ce qu’on peut entendre sur un champ de bataille, sans possibilité d’analyse rationnelle : il entendit un cri sec auprès de lui(ligne 9) ; au milieu du ronflement égal et continu des coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines : il n’y comprenait rien du tout (ligne 28).

Mais Stendhal ne se contente pas d’un reportage réaliste parce que naïf sur une scène de bataille ; il s’intéresse surtout  à son personnage, et nous allons voir qu’il est en totale perte de repères.

D’abord dans le temps ; certes il y a quelques marques temporelles, mais elles ne permettent qu’une juxtaposition d’instants, de plans pour filer la métaphore cinématographique employée précédemment : Tout à coup ; quelques instants après(ligne 1) Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée…(ligne 8) ; ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte(ligne 12). A ce moment(ligne 20). Tout semble se passer en même temps, mais on ne sait combien de temps dure en fait la scène, ni à quel moment de la journée on se trouve. Pour jouer sur les sens du mot temps, on ne peut deviner qu’il pleuvait ce jour-là à Waterloo qu’à cause des allusions à la terre mouillée au début du passage ; Fabrice s’en est-il seulement rendu compte ?

Même perte de repères dans l’espace ; là encore, il y a quelques remarques sur des distances, mais elles ne concernent que des images isolées les unes des autres: Fabrice vit à vingt pas en avant(ligne 2) ; la terre volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut (ligne 6) ; ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte(ligne 12) ; les généraux de l’escorte descendirent dans un petit chemin (…) à cinq cents pieds en contrebas(ligne 30). On n’a aucune idée de la distance parcourue, ni de la direction empruntée. Même lorsque Fabrice essaie de regarder au loin, il est incapable d’évaluer précisément les distances : il voyait la fumée blanche de la batterie à un distance énorme, et, (…) il lui semblait entendre des décharges plus voisines (ligne27). Seule importe la rapidité de ces déplacements, au grand galop(ligne 1) ; ventre à terre(ligne 20), ou la soudaineté des arrêts (ligne 32).

Obsédé par des détails visuels ou sonores, Fabrice, semble même perdre la notion des individus. Le passage commence par un pronom impersonnel : On partit au grand galop. Fabrice entend un cri sec, or ce sont bien deux hussardsqui sont tombés, à peine entrevus, aussitôt sortis du champ visuel, et sans nom (ligne 12). On a un singulier collectif, l’escorte(lignes 12, 20 et 29), et des générauxqui semblent faire un groupe indistinct (ligne 29). Seul le maréchal Ney est individualisé (encore que son nom ne soit pas prononcé ici, puisqu’il n’est désigné que par son grade). Le seul personnage dont le nom soit prononcé (à trois reprises) est Fabrice, de surcroît sujet de la plupart des verbes du texte par l’intermédiaire du pronom il.  En bon personnage romantique, Fabrice est plus passif qu’actif, car il est submergé par ses sensations, et par les émotions qu’elles génèrent. Mais s’agit-il d’un anti-héros ?

Il faut maintenant nous intéresser aux pensées de Fabrice. Or le narrateur omniscient cherche à établir une connivence amusée avec les lecteurs que nous sommes, aux dépens de notre héros(ligne 21), et au dessus du point de vue interne du personnage. Force est de constater que Fabrice, dont nous venons de voir qu’il a perdu ses repères, a des pensées totalement décalées par rapport à la situation réelle. 

Cela commence par une indifférence apparente au sort des deux hussards, à peine entrevus, alors que Fabrice fait un gros plan sur la seule image qui lui paraisse horrible, celle du cheval qui engage ses pieds dans ses propres entrailles(ligne 10). Mais un nouveau décalage surgit à l’instant : au moment où l’on attend une pensée de compassion pour le cheval, voire pour les deux hussards tués, Fabrice se répète avec satisfaction «J’ai vu le feu ! »(ligne 18). 

Cela se termine, en tout cas dans le passage qui nous occupe, par l’attitude décalée et donc comique de Fabrice à l’égard du maréchal : alors que ce dernier, dans l’urgence d’une journée historique, regarde la bataille avec sa lorgnette, Fabrice semble se désintéresser de cette bataille (à laquelle on a vu qu’il ne comprenait rien du tout), et se perd en contemplation d’une sorte d’icône vivante : Fabrice, cette fois put le voir tout à son aise(ligne 35). Il fait alors une remarque ridicule de naïveté, désespéré de ne pouvoir devenir un jour un héros uniquement parce qu’il n’en a pas le visage blond avec une grosse tête rouge.

Mais si Fabrice fait une remarque ridicule, cela n’empêche pas l’affection du narrateur et du lecteur : immédiatement le narrateur intervient, pour traduire le propos : Pour lui ces paroles voulaient dire : Jamais je ne serai un héros(ligne 39). Or, même si c’était ironique, Stendhal a déjà attribué ce titre de héros à son personnage, en l’appelant notre hérosquelques lignes plus tôt. Fabrice était pardonné à l’avance : certes il est encore un enfant naïf, mais il a l’âme d’un héros.

En définitive, cette page de Stendhal mérite sa célébrité, et l’expression « comme Fabrice à Waterloo », méritait de devenir proverbiale : on a vu que ce passage mêlait avec virtuosité, le point de vue du personnage, les impressions d’un personnage dépassé par les événements, et l’ironie affectueuse du narrateur. Bien différente est la vision épique, surplombante, que Hugo donnera quelques années plus tard de cette bataille dans Les Misérables, mais ces deux textes ne sont-ils pas complémentaires précisément parce que tout les oppose ? 

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