Verlaine, « Green », commentaire composé

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Explication rédigée du poème Green de Verlaine.


Verlaine, Green

Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon coeur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux.
J’arrive tout couvert encore de rosée
Que le vent du matin vient glacer à mon front.
Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée
Rêve des chers instants qui la délasseront.
Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête
Toute sonore encor de vos derniers baisers ;
Laissez-la s’apaiser de la bonne tempête.
Et que je dorme un peu puisque vous reposez.

Commentaire composé

Lorsqu’il écrit le recueil Romances sans paroles au début des années 1870, Verlaine est pris entre deux désirs, celui de rejoindre “l’époux infernal”, Rimbaud, et celui de retrouver “la petite épouse et la sœur aînée”, Mathilde Mauté de Fleurville. Dans ce poème, Green, qui inaugure une section du recueil appelée Aquarelles, Verlaine semble vouloir s’empresser de retrouver Mathilde, mais nous verrons que la mièvrerie des scènes évoquées et le statut octroyé à cette femme nous amènent à découvrir l’angoisse profonde du poète.

Ce qui frappe d’emblée, c’est en effet la mièvrerie des scènes évoquées par ce court poème : aucun des épisodes conventionnels des retrouvailles amoureuses ne nous est épargné :

Voici d’abord le jeune amoureux qui, dans son empressement à retrouver sa dulcinée, arrache sans grand discernement des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches (v.1) : si les deux premiers termes, rassemblés dans le premier hémistiche, peuvent légitimement passer pour un humble présent (v.4), si des feuilles peuvent accompagner des fruits et des fleurs, – parenté soulignée par la consonne initiale, F, qui rapproche auditivement ces termes-, et même révéler le caractère spontané de la cueillette, en revanche, les branches apparaissent comme des intruses dans le tableau: ni pour l’oreille, ni pour l’œil elles n’ont leur place, on a même l’impression que le poète a tout détruit sur son passage ! L’élégance maniérée de l’allusion au nom de famille de Mathilde (elle s’appelait avant son mariage Mathilde Mauté de FLEURville), mise en valeur à la fin du premier hémistiche, s’en trouve elle aussi délibérément gâtée.

Ensuite on a droit à une scène de retrouvailles tout aussi conventionnelle, aux limites du ridicule: après sa course dévastratice de grand matin, le poète arrive essoufflé, épuisé (Souffrez que ma fatigue à vos pieds reposée / Rêve des chers instants qui la délasseront, v. 7-8), au bord du chaud-et-froid(J’arrive tout couvert encore de rosée / Que le vent du matin vient glacer à mon front, v. 5-6). On l’imagine encombrer les bras de sa femme avec la végétation qu’il a accumulée en dévastant les forêts environnantes… Les propos qu’il tient à ce moment-là, et qui constituent le poème, semblent sortis dès le premier quatrain d’un de ces recueils de poésie précieuse qui faisaient frémir Molière, tant ils sont encombrés de figures de style :

D’abord un zeugma, figure qui consiste à mettre grammaticalement sur le même plan deux éléments qui ne peuvent pas l’être logiquement, en l’occurence il s’agit de deux mots mis sur le même plan parce qu’ils sont employés après un voici,parce qu’ils sont placés juste avant la coupe et par le fait qu’ils riment l’un avec l’autre, or il s’agit d’abord d’un concret au vers 1 (voici des fleurs…) et d’un abstrait au vers 2 (et puis voici mon coeur: le mot est manifestement employé au sens figuré, dans une métaphore banale de l’amour).

Puis un chiasme aux vers 3 et 4 : le premier hémistiche (Ne le déchirez pas) dit sur une forme négative la prière qui est reformulée sur une forme affirmative dans le quatrième hémistiche : (que) l’humble présent soit doux ; au centre du chiasme (deuxième et troisième hémistiches), la destinataire de la prière est évoquée dans des termes classiquement éculés, qui évoquent les parties les plus décentes du corps de la femme avec des adjectifs (mis en valeur à la fin de l’hémistiche) dont on ne peut pas dire qu’ils brillent par l’originalité: avec vos deux mains blanches / Et qu’à vos yeux si beaux.

Pour couronner le tout, ce même premier quatrain est tout entier construit en chiasme, prenant à rebours les rimes croisées (il aurait été plus logique de souligner cette figure de style par des rimes embrassées): aux vers 2 et 3, c’est le coeurqui ne doit pas être déchiré; aux vers 1 et 4, ce sont les fruits, les fleurs, etc…, qui doivent devenir un présentà la fois humbleet doux.

La troisième des scènes évoquées dans le poème n’est pas moins mièvre: on imagine le poète, finalement trop épuisé pour faire mieux, se contenter de baisers bien sonores (v. 10), et, dans le dernier vers, dormir contre le jeune sein (v.9) de sa compagne pendant qu’elle repose. Malgré la délicatesse un peu forcée de l’évocation, qui repousse les deux verbes synonymes aux extrémités du même vers (Et que je dorme un peu puisque vous reposez, on se prend à redouter qu’il ne l’importune par ses ronflements…

Pour nous résumer, le poète ressemble donc à un grand garçon très amoureux mais finalement bien puéril et qui aurait appris son compliment dans un vieux recueil de poésie précieuse. Qu’en est-il alors de l’image de la femme aimée ?

Cette femme a d’abord le statut d’une madone campagnarde: le poète lui offre un bouquet sans apprêt, comme on en trouverait au pied d’un oratoire au bord d’un chemin, il la prie sans familiarité en la vouvoyant dès le deuxième vers (mon coeur qui ne bat que pour vous) et jusqu’à la fin du poème (puisque vous reposez). La plupart des verbes sont à l’impératif (Ne déchirez pas, souffrez, laissez)ou au subjonctif de souhait (que … l’humble présent soit doux, que je dorme un peu), mais il s’agit de prières et non d’ordres, avec des formules de politesse comme souffrez ou laissez. Au vers 7, la fatigue à vos pieds reposée  évoque au moins autant la dévotion que l’amour.

On peut même préciser l’image (l’icône?) : il s’agirait d’une vierge à l’enfant, aux mains blanches – symbole de pureté -, aux beaux yeux, et au jeune sein, ce dernier mot étant à prendre au sens classique d’angle formé par un buste assis. Comme l’enfant Jésus, le poète est alors en position dans le dernier quatrain pour se faire réconforter et dorloter en se blottissant puis en s’endormant contre le sein de sa Dame. Cette icône serait ainsi une aquarelle (comme l’annonce le titre de la section du recueil où se trouve le poème), à dominante verte, comme l’indique en anglais le titre du poème. 

Mais cette aquarelle est-elle si catholique qu’elle en a l’air ? Cette madone reste très charnelle: bien sûr, nous l’avons vu, son corps est évoqué de façon très conventionnelle, et on nous en montre seulement des parties que la morale catholique et bourgeoise ne réprouve pas (les deux mains blanches, les yeux si beaux, le jeune sein), mais ce que le poète demande à sa madone n’est pas qu’un réconfort spirituel, il lui demande implicitement aux vers 5 et 6 de lui essuyer le front et de le réchauffer (J’arrive tout couvert encore de rosée / Que le vent du matin vient glacer à mon front). Ensuite, aux vers 7 et 8, c’est, par métonymie, la fatigue qui rêve de chers instants qui la délasseront, mais il est évident que ces chers instants seront charnels, en tout cas ils incluront un contact physique, même si ce n’est qu’au cours d’une petite sieste. Il n’est pourtant pas interdit de faire une lecture plus érotique du dernier quatrain : après un acte sexuel évoqué par les expressions chers instants et bonne tempête, le poète éprouverait le besoin irrépressible de faire rouler sa tête contre le jeune sein de sa compagne, puis de dormir à cause d’une fatigue qui de serait pas uniquement due à la promenade matinale.

Faisons le point : un poète-enfant plus ou moins ridicule, une madone peut-être trop affectueuse pour être vierge, cela fait beaucoup de détails gênants, et comme l’indique le titre du poème qui suit immédiatement celui-ci, c’est le Spleen qui se profile derrière l’idylle bucolique de Green :

Il faut en effet se rendre à l’évidence, il y a trop de sous-entendus gênants, trop d’ambiguïtés, trop de maniérisme pour que le comique latent dans ce poème ne soit pas volontaire: il faut faire une lecture ironique de Green. Non, malgré le titre, il  ne s’agit pas ici du “vert paradis des amours enfantines”. Certes, Verlaine en a probablement la nostalgie, et c’est précisément ce qu’il cherchait à exprimer dans ce poème, mais cette nostalgie est désespérée. Il y a deux obstacles qui s’opposent à ce bonheur enfantin et chaste, sans même qu’il soit ici nécessaire d’évoquer la figure de Rimbaud.

Le premier obstacle est la violence de Verlaine : nous l’avons vu plaisamment dans le premier vers se comporter dans la nature comme un destructeur sans finesse. On le voit ensuite dans un mouvement incessant, même lorsqu’il réclame le repos: il arrive littéralement en coup de vent (J’arrive tout couvert encore de rosée/Que le vent du matin vient glacer à mon front); aussitôt arrivé, il est déjà dans le futur proche des chers instants qui <le> délasseront, et lorsqu’il veut s’endormir , il commence par faire rouler <sa> tête. Il a l’air toujours pressé, entre deux actions enchaînées sans interruption, comme on le voit avec les deux occurrences de l’adverbe encore (tout couvert encore de rosée, v. 5; ma tête/Toute sonore encor de vos derniers baisers, v. 9-10). S’il souhaite dormir, ce n’est qu’un peu. Les enjambements sont systématiques (tous les deux vers), ce qui souligne l’enchaînement rapide des actions, et les deux premiers vers du  poème commencent sans la moindre introduction par la tournure présentative Voici. Ce qui est suggéré, c’est peut-être enfin un appétit sensuel immédiat et envahissant, comme nous l’avons envisagé avec l’énigmatique expression bonne tempête.

Le second obstacle est la personnalité de Mathilde : par-delà la convention de l’image des vers 2 et 3 (et puis voici mon cœur … Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches), on peut deviner une contradiction entre ces mains blanches et la violence du verbe déchirer: la douce, la blanche Mathilde est peut-être aussi une femme cruelle, insensible aux tempêtes qui agitent Verlaine, d’où les multiples prières de compassion qui constituent l’ensemble de ce poème. Si on l’isole, l’expression du vers 9, laissez rouler ma tête, n’est peut-être pas si mièvre que cela : Mathilde a quelque chose de Salomé – la danseuse qui fit décapiter Jean-Baptiste -, et c’est plus le désespoir que la rosée du matin qui doit glacer le front de l’amoureux transi.

En définitive, ce poème dont le titre nous faisait penser à une idylle bucolique, entre un poète-enfant et une épouse-madone, s’avère être probablement un cri de détresse, prélude au poème suivant, Spleen. Quelques pages plus loin, dans Child Wife, daté du 2 avril 1873, Verlaine tirera les conséquences de son échec amoureux en déclarant à Mathilde « Vous n’avez rien compris à ma simplicité« . Plus généralement, toute la vie et toute l’oeuvre de Verlaine seront marquées par la dualité de ses aspirations, comme le suggère le titre de l’un de ses derniers recueils: Parallèlement.

2 réflexions au sujet de « Verlaine, « Green », commentaire composé »

  1. bonjour,
    j’ai lu votre commentaire et je n’ai pas du tout perçu ce poème de la même façon. Tout d’abord j’ai compris que le dernier quatrain dévoilait la relation charnelle de Verlaine et Mathilde et cette interprétation est d’ailleurs affirmée par d’autres vers comme « tout couvert encore de rosée » qui laisse penser à la transpiration due aux ébats amoureux. Je ne vais pas m’étaler sur ce poème mais je pense que votre avis, clairement négatif, à propos de l’auteur a largement débordé sur votre vision du poème. Je met donc en doute votre objectivité. Pourquoi dont haissez vous cet auteur ?

    1. Je reconnais volontiers que mon commentaire est souvent ironique. N’y voyez pas de la haine contre cet auteur. Si ironie il y a, elle s’exerce contre des collègues qui ne voient dans ce poème qu’une bluette inoffensive… je note d’ailleurs que vous voyez comme moi dans ce poème l’évocation d’une relation sexuelle. Mais je trouve que l’allusion à cette relation n’est pas encore dans la « rosée » du matin. Je maintiens les trois axes de mon commentaire, en accord avec le ton ironique voire sarcastique des poèmes qui l’entourent dans le recueil: un garçon un peu rustaud, une madone ambiguë, une souffrance sous-jacente. Qu’en pensez-vous?

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