En marge du romantisme : l’Art pour l’Art et le Parnasse

Télécharger cette page au format DOCX.
Télécharger cette page au format PDF.


Le Parnasse « officiel » est un groupe de poètes des années 1860. On leur donne traditionnellement deux précurseurs : Gautier et Leconte de Lisle. Mais il ne faut surtout pas voir ces auteurs comme un constituant mouvement délibérément anti-romantique. Gautier (1811-1872)  s’est rendu célèbre dans son soutien à Hugo, avec son gilet rouge, lors de la bataille d’Hernani ; il était l’ami de Balzac, qui l’a amené au journalisme, et notamment à la critique littéraire ; il a introduit Baudelaire dans le « club des haschischins », et les Fleurs du mal lui sont dédiées. On est donc en droit de le considérer comme un « compagnon de route » du romantisme ; simplement, il se distingue du courant principal par quelques tendances, qui ne s’opposent qu’aux caricatures du romantisme : il se méfie des épanchements lyriques ; il refuse l’engagement politique et religieux : il cherche la beauté, en mettant à son service un travail d’écriture comparable à celui de l’orfèvrerie.


Mademoiselle de Maupin– 1834

Ce roman est aux tenants de l’art pour l’art et du futur Parnasse ce qu’a été le Cromwell de Hugo au drame romantique : théorie dans la préface, pratique dans le corps du récit.

Préface

Mais c’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ; on se pose en saint Jérôme comme autrefois en don Juan ; l’on est pâle et macéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre, l’on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre ; on prend un petit air confit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit ; l’on ne jure plus, l’on fume peu, et l’on chique à peine. — Alors on est chrétien, on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission de l’artiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l’école angélique, du concile de Trente, de l’humanité progressive et de mille autres belles choses. — Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale, et amalgament avec un sérieux digne d’éloges les Actes des Apôtres et les décrets de la sainteconvention, c’est l’épithète sacramentelle ; d’autres y ajoutent, pour dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes. Ceux-là sont complets et carrés par la base ; après eux, il faut tirer l’échelle. Il n’est pas donné au ridicule humain d’aller plus loin, — has ultra metas…, etc. Ce sont les colonnes d’Hercule du burlesque.

(…)

À côté des journalistes moraux, sous cette pluie d’homélies comme sous une pluie d’été dans quelque parc, il a surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie de petits champignons d’une nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons faire l’histoire naturelle.

Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes, et cependant n’y voyaient pas aussi loin que leur nez.

Quand un auteur jetait sur leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie,  ces messieurs se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balançant d’un air capable, ils se rengorgeaient et disaient :

À quoi sert ce livre ? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire, les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l’avenir ? Comment peut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime en présence de si graves intérêts ? — Que nous font, à nous, et le style et la rime, et la forme ? c’est bien de cela qu’il s’agit (pauvres renards, ils sont trop verts) ! — La société souffre, elle est en proie à un grand déchirement intérieur (traduisez : personne ne veut s’abonner aux journaux utiles). C’est au poëte à chercher la cause de ce malaise et à le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de cœur et d’âme avec l’humanité (des poëtes philanthropes ! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce poëte, nous l’attendons, nous l’appelons de tous nos vœux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le Prytanée…

(…)

Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.

Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, — et j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j’estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. Je renoncerais très-joyeusement à mes droits de Français et de citoyen pour voir un tableau authentique de Raphaël, ou une belle femme nue : — la princesse Borghèse, par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quand elle entre au bain. Je consentirais très-volontiers, pour ma part, au retour de cet anthropophage de Charles X, s’il me rapportait, de son château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, et je trouverais les lois électorales assez larges, si quelques rues l’étaient plus, et d’autres choses moins. Quoique je ne sois pas un dilettante, j’aime mieux le bruit des crincrins et des tambours de basque que celui de la sonnette de M. le président. Je vendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoir des confitures. — L’occupation la plus séante à un homme policé me paraît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou son cigare. J’estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, et aussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principes utilitaires sont bien loin d’être les miens, et que je ne serai jamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne me convertisse, ce qui serait assez drôlatique.

Au lieu de faire un prix Monthyon pour la récompense de la vertu, j’aimerais mieux donner, comme Sardanapale, ce grand philosophe que l’on a si mal compris, une forte prime à celui qui inventerait un nouveau plaisir ; car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu l’a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, la lumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats angoras ; lui qui n’a pas dit à ses anges : Ayez de la vertu, mais : Ayez de l’amour, et qui nous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pour embrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière, un odorat subtil pour respirer l’âme des fleurs, des cuisses nerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi vite que la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mains délicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur le dos velouté des chats, et sur l’épaule polie des créatures peu vertueuses, et qui, enfin, n’a accordé qu’à nous seuls ce triple et glorieux privilége de boire sans avoir soif, de battre le briquet, et de faire l’amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de la brute beaucoup plus que l’usage de lire des journaux et de fabriquer des chartes.

  •  

A la fois attirée par les hommes et réticente à leur égard, Mademoiselle de Maupin, le personnage-éponyme, décide de se travestir en homme, sous le nom de Théodore, afin de mieux connaître les hommes en vivant au milieu d’eux. Elle a fait la connaissance d’une jeune fille, qui l’attire, et qu’elle veut soustraire à la bestialité virile…

Chapitre XV

Je fis faire un costume de page très-élégant et très-riche à peu près à sa taille, car je ne pouvais l’emmener dans ses habits de fille, à moins de me remettre moi-même en femme, ce que je ne voulais pas faire. — J’achetai un petit cheval doux et facile à monter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe quand il me plaisait d’aller vite. Puis je dis à la belle de tâcher de descendre à la brune sur la porte, et que je l’y prendrais : ce qu’elle exécuta très-ponctuellement. — Je la trouvai qui se tenait en faction derrière le battant entrebâillé. Je passai fort près de la maison ; elle sortit, je lui tendis la main, elle appuya son pied sur la pointe du mien, et sauta fort lestement en croupe, car elle était d’une agilité merveilleuse. Je piquai mon cheval, et, par sept ou huit ruelles détournées et désertes, je trouvai moyen de revenir chez moi sans que personne nous vît.

Je lui fis quitter ses habits pour mettre son travestissement, et je lui servis moi-même de femme de chambre ; elle fit d’abord quelques façons, et voulait s’habiller toute seule ; mais je lui fis comprendre que cela perdrait beaucoup de temps, et que, d’ailleurs, étant ma maîtresse, il n’y avait pas le moindre inconvénient, et que cela se pratiquait ainsi entre amants. — Il n’en fallait pas tant pour la convaincre, et elle se prêta à la circonstance de la meilleure grâce du monde.

Son corps était une petite merveille de délicatesse. — Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeune fille, étaient d’une suavité de linéaments inexprimable et sa gorge naissante faisait de si charmantes promesses, qu’aucune gorge plus formée n’eût pu soutenir la comparaison. — Elle avait encore toutes les grâces de l’enfant et déjà tout le charme de la femme ; elle était dans cette nuance adorable de transition de la petite fille à la jeune fille : nuance fugitive, insaisissable, époque délicieuse où la beauté est pleine d’espérance, et où chaque jour, au lieu d’enlever quelque chose à vos amours, y ajoute de nouvelles perfections.

Son costume lui allait on ne peut mieux. Il lui donnait un petit air mutin très-curieux et très récréatif, et qui la fit rire aux éclats quand je lui présentai le miroir pour qu’elle jugeât de l’effet de sa toilette. Je lui fis ensuite manger quelques biscuits trempés dans du vin d’Espagne, afin de lui donner du courage et de lui faire mieux supporter la fatigue de la route.

Chapitre XVI

Théodore est invité dans un château, où on joue une pièce de théâtre qui lui permet de se « travestir » en femme, sous le nom de Rosalinde, et de séduire à la fois un homme, d’Albert, et sa fiancée, Rosette…

D’Albert fit la réponse la plus simple, il ne répondit pas, — et, l’étreignant dans ses bras avec une nouvelle passion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Les cheveux de l’infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile la plus transparente. Le bienheureux amant s’agenouilla, et eut bientôt jeté chacun dans un coin opposé de l’appartement les deux jolis petits souliers à talons rouges ; — les bas à coins brodés les suivirent de près.

La chemise, douée d’un heureux esprit d’imitation, ne resta pas en arrière de la robe : elle glissa d’abord des épaules sans qu’on songeât à la retenir ; puis, profitant d’un moment où les bras étaient perpendiculaires, elle en sortit avec beaucoup d’adresse et roula jusqu’aux hanches dont le contour ondoyant l’arrêta à demi. — Rosalinde s’aperçut alors de la perfidie de son dernier vêtement, et leva son genou pour l’empêcher de tomber tout à fait. — Ainsi posée, elle ressemblait parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les belles cuisses, et par une heureuse trahison s’arrête précisément au-dessous de l’endroit qu’elle est destinée à cacher. — Mais, comme la chemise n’était pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, s’affaissa tout à fait sur la robe, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse comme un grand lévrier blanc.

Il y avait assurément un moyen fort simple d’empêcher tout ce désordre, celui de retenir la fuyarde avec la main : cette idée, toute naturelle qu’elle fût, ne vint pas à notre pudique héroïne.

Elle resta donc sans aucun voile, ses vêtements tombés lui faisant une espèce de socle, dans tout l’éclat diaphane de sa belle nudité, aux douces lueurs d’une lampe d’albâtre que d’Albert avait allumée.

(…)

Elle fut à ses habits et se rajusta à la hâte, puis revint au lit, se pencha sur d’Albert, qui dormait encore, et baisa ses deux yeux sur leurs cils soyeux et longs. — Cela fait, elle se retira à reculons et le regardant toujours.

Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. — Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’ai jamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieuses recherches. — Je n’ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, ni dans ceux de d’Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cette visite. Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps. — De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre d’en tirer toutes les inductions qu’il voudra ; quant à moi, j’ai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues, que je n’ose véritablement les écrire, même dans le style le plus honnêtement périphrasé.

Il était bien midi lorsque Théodore sortit de la chambre de Rosette. — Il ne parut pas au dîner ni au souper. — D’Albert et Rosette n’en semblèrent point surpris. — Il se coucha de fort bonne heure, et le lendemain matin, dès qu’il fit jour, sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page, et sortit du château en disant à un laquais qu’on ne l’attendît pas au dîner, et qu’il ne reviendrait peut-être point de quelques jours.

de Gautier encore: Emaux et Camées– 1852

Ce poème est-il vraiment en marge du romantisme ? Il est vrai qu’il y a aussi du Verlaine là-dedans…

VARIATIONS 
SUR
LE CARNAVAL DE VENISE

IV

 CLAIR DE LUNE SENTIMENTAL

À travers la folle risée

Que Saint-Marc renvoie au Lido,

Une gamme monte en fusée,

Comme au clair de lune un jet d’eau…

À l’air qui jase d’un ton bouffe

Et secoue au vent ses grelots,

Un regret, ramier qu’on étouffe,

Par instants mêle ses sanglots.

Au loin, dans la brume sonore,

Comme un rêve presque effacé,

J’ai revu, pâle et triste encore,

Mon vieil amour de l’an passé.

Mon âme en pleurs s’est souvenue

De l’avril où, guettant au bois

La violette à sa venue,

Sous l’herbe nous mêlions nos doigts…

Cette note de chanterelle,

Vibrant comme l’harmonica,

C’est la voix enfantine et grêle,

Flèche d’argent qui me piqua.

Le son en est si faux, si tendre,

Si moqueur, si doux, si cruel,

Si froid, si brûlant, qu’à l’entendre

On ressent un plaisir mortel,

Et que mon cœur, comme la voûte

Dont l’eau pleure dans un bassin,

Laisse tomber goutte par goutte

Ses larmes rouges dans mon sein.

Jovial et mélancolique,

Ah ! vieux thème du carnaval,

Où le rire aux larmes réplique,

Que ton charme m’a fait de mal !

Voici un hommage à la fameuse nouvelle de Mérimée, dans lequel on remarquera effectivement une tendance au formalisme, et une méfiance à l’égard du lyrisme.

CARMEN

Carmen est maigre, — un trait de bistre

Cerne son œil de gitana ;

Ses cheveux sont d’un noir sinistre ;

Sa peau, le diable la tanna.

Les femmes disent qu’elle est laide,

Mais tous les hommes en sont fous :

Et l’archevêque de Tolède

Chante la messe à ses genoux ;

Car sur sa nuque d’ambre fauve

Se tord un énorme chignon

Qui, dénoué, fait dans l’alcôve

Une mante à son corps mignon,

Et, parmi sa pâleur, éclate

Une bouche aux rires vainqueurs,

Piment rouge, fleur écarlate,

Qui prend sa pourpre au sang des cœurs.

Ainsi faite, la moricaude

Bat les plus altières beautés,

Et de ses yeux la lueur chaude

Rend la flamme aux satiétés ;

Elle a, dans sa laideur piquante,

Un grain de sel de cette mer

D’où jaillit, nue et provocante,

L’âcre Vénus du gouffre amer.

Tiendrions-nous enfin, avec ce dernier poème, l’Art Poétique du Parnasse ? oui et non, car cet ultime poème du recueil a été composé pour sa dernière édition, celle de 1872 ! Mais l’on pourra se contenter de penser que, décidément, la poésie française ne parvient pas à se libérer de la tyrannie de Boileau…

L’ART

Oui, l’œuvre sort plus belle

D’une forme au travail

Rebelle,

Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !

Mais que pour marcher droit

Tu chausses,

Muse, un cothurne étroit !

Fi du rythme commode,

Comme un soulier trop grand,

Du mode

Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse

L’argile que pétrit

Le pouce

Quand flotte ailleurs l’esprit ;

Lutte avec le carrare,

Avec le paros dur

Et rare,

Gardiens du contour pur ;

Emprunte à Syracuse

Son bronze où fermement

S’accuse

Le trait fier et charmant ;

D’une main délicate

Poursuis dans un filon

D’agate

Le profil d’Apollon.

Peintre, fuis l’aquarelle,

Et fixe la couleur

Trop frêle

Au four de l’émailleur ;

Fais les sirènes bleues,

Tordant de cent façons

Leurs queues,

Les monstres des blasons ;

Dans son nimbe trilobe

La Vierge et son Jésus,

Le globe

Avec la croix dessus.

Tout passe. — L’art robuste

Seul a l’éternité :

Le buste

Survit à la cité,

Et la médaille austère

Que trouve un laboureur

Sous terre

Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent.

Mais les vers souverains

Demeurent

Plus forts que les airains.

Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

Se scelle

Dans le bloc résistant !

Leconte de Lisle (1818-1894)

Avec un goût pour l’exotisme, la couleur locale, l’énergie des êtres qui ont « une force qui va », cet auteur lui est aussi n’est que facticement opposé au romantisme, mais, dans la lignée de Gautier, on doit lui reconnaître ces tendances: la poésie doit rester impersonnelle; le poète doit privilégier le travail de la forme plutôt que se laisser aller à sa seule inspiration débridée ; il doit viser la beauté, dont l’antiquité fournit les modèles absolus.
On est allé chercher dans deux recueils différents deux poèmes qui se font étrangement écho, et qui démontrent que l’impersonnalité du poète est un mythe auto-entretenu : loin de lui être indifférent, notre poète est fasciné autant que rebuté par la violence du monde

Poèmes antiques. 1852

Hèraklès au Taureau

Le soleil déclinait vers l’écume des flots,

Et les grasses brebis revenaient aux enclos ;

Et les vaches suivaient, semblables aux nuées

Qui roulent sans relâche, à la file entraînées,

Lorsque le vent d’automne, au travers du ciel noir,

Les chasse à grands coups d’aile, et qu’elles vont pleuvoir.

Derrière les brebis, toutes lourdes de laine,

Telles s’amoncelaient les vaches dans la plaine.

La campagne n’était qu’un seul mugissement,

Et les grands chiens d’Élis aboyaient bruyamment.

Puis, succédaient trois cents taureaux aux larges cuisses,

Puis deux cents au poil rouge, inquiets des génisses,

Puis douze, les plus beaux et parfaitement blancs,

Qui de leurs fouets velus rafraîchissaient leurs flancs,

Hauts de taille, vêtus de force et de courage,

Et paissant d’habitude au meilleur pâturage.

Plus noble encor, plus fier, plus brave, plus grand qu’eux,

En avant, isolé comme un chef belliqueux,

Phaétôn les guidait, lui, l’orgueil de l’étable,

Que les anciens bouviers disaient à Zeus semblable,

Quand le Dieu triomphant, ceint d’écume et de fleurs,

Nageait dans la mer glauque avec Europe en pleurs.

Or, dardant ses yeux prompts sur la peau léonine

Dont Hèraklès couvrait son épaule divine,

Irritable, il voulut heurter d’un brusque choc

Contre cet étranger son front dur comme un roc ;

Mais, ferme sur Ses pieds, tel qu’une antique borne,

Le héros d’une main le saisit par la corne,

Et, sans rompre d’un pas, il lui ploya le col,

Meurtrissant ses naseaux furieux dans le sol.

Et les bergers en foule, autour du fils d’Alkmène,

Stupéfaits, admiraient sa vigueur surhumaine,

Tandis que, blancs dompteurs de ce soudain péril,

De grands muscles roidis gonflaient son bras viril.

Poèmes Barbares (1862)

Le Rêve du Jaguar.

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,

Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,

Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,

Bercent le perroquet splendide et querelleur,

L’araignée au dos jaune et les singes farouches.

C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,

Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,

Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.

Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;

Et, du mufle béant par la soif alourdi,

Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,

Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,

Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.

En un creux du bois sombre interdit au soleil

Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;

D’un large coup de langue il se lustre la patte ;

Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;

Et, dans l’illusion de ses forces inertes,

Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,

Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,

Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants

Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

Le Parnasse Contemporainn’est pas une association constituée, c’est une série de trois recueils (1866, 1871 et 1876), qui a publié des poèmes d’une centaine d’auteurs différents, connus (les deux précédents, mais aussi Baudelaire, Verlaine, Mallarmé ; Rimbaud avait envoyé quelques poèmes pour l’édition de 1871, mais ne fut pas sélectionné) ou inconnus aujourd’hui. 

On a choisi de donner ici quatre poèmes du poète le plus proche de l’esprit de l’Art pour l’Art, JoséMaria de Hérédia, (1842-1905) parce qu’ils ont été publiés dans la dernière édition du Parnasse Contemporain (on y trouve 25 sonnets de cet auteur). Ce qui unit Hérédia à Leconte de Lisle c’est la fascination pour le héros et une impossible impassibilté ; le second sonnet semble tout doit sorti des Orientales, et on remarquera dans le troisième une inspiration que n’auraient reniée ni Hugo ni Baudelaire. On conclura cette recherche sur les Parnassiens avec un sonnet bien évocateur d’un thème récurrent de toute la littérature du XIXème siècle – et de sa peinture; il s’agit de toute façon d’un sonnet inspiré par un tableau de Chassériau que l’on trouvera ci-dessous.

JOUVENCE

Juan Ponce de Leon, par le Diable tenté,

Déjà très-vieux et plein des antiques études,

Voyant l’âge blanchir ses cheveux courts et rudes,

Prit la mer pour chercher la source de Santé.

Sur sa belle Armada, d’un vain songe hanté,

Trois ans il explora les glauques solitudes,

Lorsque enfin déchirant le brouillard des Bermudes,

La Floride apparut sous un ciel enchanté.

Et le Conquistador, bénissant sa folie,

Vint planter son pennon d’une main affaiblie

Dans la terre éclatante où s’ouvrait son tombeau.

Vieillard, tu fus heureux et ta fortune est telle

Que la mort malgré toi fit ton rêve plus beau :

La Gloire t’a donné la jeunesse immortelle.

LE PRISONNIER

A G., peintre.

Là-bas, les muezzins ont cessé leurs clameurs,

Car le ciel au couchant de pourpre et d’or se frange ;

Les crocodiles lourds s’enfoncent dans la fange

Et le grand fleuve endort ses dernières rumeurs.

Les deux jambes en croix, comme il sied aux fumeurs,

Le chef rêvait, bercé par le haschich étrange,

Tandis qu’avec effort faisant mouvoir la cange

Deux nègres se courbaient sur le banc des rameurs.

A l’arrière, joyeux et l’insulte à la bouche,

Grattant l’aigre guzla sur un rhythme farouche,

Se penchait un Arnaute à l’œil féroce et vil ;

Car lié sur la barque et saignant sous l’entrave,

Un vieux Cheik regardait d’un air stupide et grave

Les minarets pointus qui tremblaient dans le Nil.

AR-MOR

Pour me conduire au Raz, j’avais pris à Kerhor

Un berger chevelu comme un ancien Evhage ;

Et nous foulions, humant son arome sauvage,

L’âpre terre kymrique où croît le genêt d’or.

Le couchant rougissait et nous marchions encor,

Lorsque le souffle amer me fouetta le visage ;

Et l’homme, par delà le morne paysage,

Étendant son long bras, me dit : Senèz ar-mor !

Et je vis, me dressant sur la bruyère rose,

L’Océan qui, splendide et monstrueux, arrose

Du sel vert de ses eaux les caps de granit noir.

Et mon cœur savoura devant l’horizon vide

Que reculait encor l’ombre immense du soir,

L’ivresse de l’espace et du vent intrépide.

LE TEPIDARIUM

La myrrhe a parfumé leurs membres assouplis :

Elles rêvent, goûtant la tiédeur de décembre,

Et le brasier de cuivre illuminant la chambre

Jette la flamme et l’ombre à leurs beaux fronts pâlis.

Dans les coussins épais, sur la pourpre des lits,

Sans bruit, parfois un corps de marbre rose ou d’ambre,

Ou se soulève à peine ou s’allonge ou se cambre.

Le lin voluptueux dessine de longs plis.

Une femme d’Asie, au milieu de l’étuve,

Sentant sur sa chair nue errer l’ardent effluve,

Tord ses bras énervés dans un ennui serein.

Et le pâle troupeau des filles d’Ausonie

S’enivre de la riche et sauvage harmonie

Des noirs cheveux roulant sur un torse d’airain.

Théodore Chasériau (1819-1856), Tepidarium,1853

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.