Le précurseur du romantisme français : Rousseau

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Le romantisme français est d’abord un rousseauisme. Sans oublier ce qui a été dit ci-dessus à propos du Discours sur l’origine de l’inégalité, il convient donc de commencer l’étude de ce mouvement à travers une lecture balisée de la Nouvelle Heloïse, le roman épistolaire, publié en 1761, que tous les romantiques connaîtront par coeur, et dont ils ne cesseront de s’inspirer.


Nous sommes en Suisse, au bord du lac Léman. Le bourgeois Saint Preux tombe amoureux de son élève, la noble Julie d’Etanges. Dès le début cet amour est partagé, sous le regard complice de l’amie de Julie, Claire, future Mme d’Orbe. Voici le récit du premier baiser, romantique au sens le plus ordinaire du terme. Il faut savoir se livrer au plaisir de la lecture à haute voix de ce texte, avec son lyrisme totalement débridé!

Lettre I, XIV à Julie

Qu’as-tu fait, ah ! qu’as-tu fait, ma Julie ? tu voulais me récompenser, et tu m’as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux ! Cruelle ! tu les aigris. C’est du poison que j’ai cueilli sur tes lèvres ; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, et ta pitié me fait mourir.

Ô souvenir immortel de cet instant d’illusion, de délire et d’enchantement, jamais, jamais tu ne t’effaceras de mon âme ; et tant que les charmes de Julie y seront gravés, tant que ce cœur agité me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur de ma vie !

Hélas ! je jouissais d’une apparente tranquillité ; soumis à tes volontés suprêmes, je ne murmurais plus d’un sort auquel tu daignais présider. J’avais dompté les fougueuses saillies d’une imagination téméraire ; j’avais couvert mes regards d’un voile, et mis une entrave à mon cœur ; mes désirs n’osaient plus s’échapper qu’à demi ; j’étais aussi content que je pouvais l’être. Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine ; nous nous rendons à Clarens, je t’aperçois, et mon sein palpite ; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle ; je t’aborde comme transporté, et j’avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mère. On parcourt le jardin, l’on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n’ose lire devant ce redoutable témoin ; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois : le reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n’imaginait pas même un état plus doux que le mien.

En approchant du bosquet, j’aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes d’intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s’approcher de moi, et, d’un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystère, j’embrassai cette charmante amie ; et, tout aimable, toute piquante qu’elle est, je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis… la main me tremble… un doux frémissement… ta bouche de roses… la bouche de Julie… se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ! Non, le feu du ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes, et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté, quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu’un éclair.

A peine sais-je ce qui m’est arrivé depuis ce fatal moment. L’impression profonde que j’ai reçue ne peut plus s’effacer. Une faveur ?… c’est un tourment horrible… Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter… ils sont trop âcres, trop pénétrants ; ils percent, ils brûlent jusqu’à la moelle… ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m’a jeté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante et sévère ; mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. O Julie ! quelque sort que m’annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l’état où je suis, et je sens qu’il faut enfin que j’expire à tes pieds… ou dans tes bras.

Le père de Julie refuse l’idée même d’un mariage entre Julie et Saint Preux, et décide de la marier à un vieil ami, M. de Wolmar. Julie décide d’abord de contenter la société et la nature, en clair de se marier et de garder son amant:

Lettre III, XV, de Julie

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami ; tu leur dois trop pour les haïr ; mais souffres-en le cher et doux partage ; souffre que les droits du sang et de l’amitié ne soient pas éteints par ceux de l’amour. Ne pense point que pour te suivre j’abandonne jamais la maison paternelle. N’espère point que je me refuse aux liens que m’impose une autorité sacrée. La cruelle perte de l’un des auteurs de mes jours m’a trop appris à craindre d’affliger l’autre. Non, celle dont il attend désormais toute sa consolation ne contristera pas son âme accablée d’ennuis ; je n’aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non ; je connais mon crime et ne puis le haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien ; mais pourtant je ne suis point un monstre ; je suis faible et non dénaturée. Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j’aime. Qu’un père esclave de sa parole et jaloux d’un vain titre dispose de ma main qu’il a promise ; que l’amour seul dispose de mon cœur ; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d’une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse ; mais que tout ce qui m’est cher soit heureux et content s’il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misère et mon désespoir.

Mais le jour du mariage va tout changer: Julie est trop pure (trop protestante?) pour accepter un compromis hypocrite. Elle est désormais le prototype de l’héroïne romantique, à la fois faible et forte, mais on retiendra aussi qu’elle oppose très fermement au scepticisme religieux et au relativisme moral d’un Voltaire les pensées religieuses de Rousseau. De cela aussi la première génération romantique sera redevable;          Chateaubriand, Lamartine, Hugo, seront directement inspirés par cette vision chrétienne du monde et de l’homme.

Lettre III, XVIII

M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir, et ma douleur était à l’épreuve du temps. Je ne pouvais alléguer ni l’un ni l’autre pour éluder ma promesse ; il fallut l’accomplir. Le jour qui devait m’ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J’aurais vu les apprêts de ma sépulture avec moins d’effroi que ceux de mon mariage. Plus j’approchais du moment fatal, moins je pouvais déraciner de mon cœur mes premières affections : elles s’irritaient par mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l’instant même où j’étais prête à jurer à un autre un éternelle fidélité, mon cœur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l’on va l’immoler.

Arrivée à l’église, je sentis en entrant une sorte d’émotion que je n’avais jamais éprouvée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon âme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majesté de celui qu’on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner ; tremblante et prête à tomber en défaillance, j’eus peine à me traîner jusqu’au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie, et s’il me laissait apercevoir les objets, c’était pour en être épouvantée. Le jour sombre de l’édifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli, le cortège de tous mes parents, l’imposant aspect de mon vénéré père, tout donnait à ce qui s’allait passer un air de solennité qui m’excitait à l’attention et au respect, et qui m’eût fait frémir à la seule idée d’un parjure. Je crus voir l’organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l’Ecriture, ses chastes et sublimes devoirs si importants au bonheur, à l’ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes ; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature. L’œil éternel qui voit tout, disais-je en moi-même, lit maintenant au fond de mon cœur ; il compare ma volonté cachée à la réponse de ma bouche : le ciel et la terre sont témoins de l’engagement sacré que je prends ; ils le seront encore de ma fidélité à l’observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous ?

Un coup d’œil jeté par hasard sur M. et Mme d’Orbe, que je vis à côté l’un de l’autre et fixant sur moi des yeux attendris, m’émut plus puissamment encore que n’avaient fait tous les autres objets. Aimable et vertueux couple, pour moins connaître l’amour, en êtes-vous moins unis ? Le devoir et l’honnêteté vous lient : tendres amis, époux fidèles, sans brûler de ce feu dévorant qui consume l’âme, vous vous aimez d’un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse autorise et que la raison dirige ; vous n’en êtes que plus solidement heureux. Ah ! puissé-je dans un lien pareil recouvrer la même innocence, et jouir du même bonheur ! Si je ne l’ai pas mérité comme vous, je m’en rendrai digne à votre exemple. Ces sentiments réveillèrent mon espérance et mon courage. J’envisageai le saint nœud que j’allais former comme un nouvel état qui devait purifier mon âme et la rendre à tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que j’acceptais pour époux, ma bouche et mon cœur le promirent. Je le tiendrai jusqu’à la mort.

(…)

A l’instant, pénétrée d’un vif sentiment du danger dont j’étais délivrée, et de l’état d’honneur et de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j’élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j’invoquai l’Etre dont il est le trône, et qui soutient ou détruit quand il lui plaît par nos propres forces la liberté qu’il nous donne. « Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi seul es la source. Je veux aimer l’époux que tu m’as donné. Je veux être fidèle, parce que c’est le premier devoir qui lie la famille et toute la société. Je veux être chaste, parce que c’est la première vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l’ordre de la nature que tu as établi, et aux règles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon cœur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante, qui est la tienne ; et ne permets plus que l’erreur d’un moment l’emporte sur le choix de toute ma vie. »

Après cette courte prière, la première que j’eusse faite avec un vrai zèle, je me sentis tellement affermie dans mes résolutions, il me parut si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement où je devais chercher désormais la force dont j’avais besoin pour résister à mon propre cœur, et que je ne pouvais trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle, et je déplorai le triste aveuglement qui me l’avait fait manquer si longtemps. Je n’avais jamais été tout à fait sans religion ; mais peut-être vaudrait-il mieux n’en point avoir du tout que d’en avoir une extérieure et maniérée, qui sans toucher le cœur rassure la conscience ; de se borner à des formules, et de croire exactement en Dieu à certaines heures pour n’y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachée au culte public, je n’en savais rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais bien née, et me livrais à mes penchants ; j’aimais à réfléchir et me fiais à ma raison ; ne pouvant accorder l’esprit de l’Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les œuvres, j’avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse ; j’avais des maximes pour croire et d’autres pour agir ; j’oubliais dans un lieu ce que j’avais pensé dans l’autre ; j’étais dévote à l’église et philosophe au logis. Hélas ! je n’étais rien nulle part ; mes prières n’étaient que des mots, mes raisonnements des sophismes, et je suivais pour toute lumière la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me perdre.

(…)

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d’une raison qui ne s’appuie que sur elle-même ? Considérons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du crime, qui ne séduisirent jamais que des cœurs déjà corrompus. Ne dirait-on pas qu’en s’attaquant directement au plus saint et au plus solennel des engagements, ces dangereux raisonneurs ont résolu d’anéantir d’un seul coup la société humaine, qui n’est fondée que sur la foi des conventions ? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultère secret. C’est, disent-ils, qu’il n’en résulte aucun mal, pas même pour l’époux qui l’ignore : comme s’ils pouvaient être sûrs qu’il l’ignorera toujours ! comme s’il suffisait, pour autoriser le parjure et l’infidélité, qu’ils ne nuisissent pas à autrui ! comme si ce n’était pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu’il fait à ceux qui le commettent ! Quoi donc ! ce n’est pas un mal de manquer de foi, d’anéantir autant qu’il est en soi la force du serment et des contrats les plus inviolables ? Ce n’est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe et menteur ? Ce n’est pas un mal de former des liens qui vous font désirer le mal et la mort d’autrui, la mort de celui même qu’on doit le plus aimer et avec qui l’on a juré de vivre ? Ce n’est pas un mal qu’un état dont mille autre crimes sont toujours le fruit ? Un bien qui produirait tant de maux serait par cela seul un mal lui-même.

L’un des deux penserait-il être innocent, parce qu’il est libre peut-être de son côté et ne manque de foi à personne ? Il se trompe grossièrement. Ce n’est pas seulement l’intérêt des époux, mais la cause commune de tous les hommes, que la pureté du mariage ne soit point altérée. Chaque fois que deux époux s’unissent par un nœud solennel, il intervient un engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacré, d’honorer en eux l’union conjugale ; et c’est, ce me semble, une raison très forte contre les mariages clandestins, qui, n’offrant nul signe de cette union, exposent des cœurs innocents à brûler d’une flamme adultère. Le public est en quelque sorte garant d’une convention passée en sa présence, et l’on peut dire que l’honneur d’une femme pudique est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la corrompre pèche, premièrement parce qu’il la fait pécher, et qu’on partage toujours les crimes qu’on fait commettre ; il pèche encore directement lui-même, parce qu’il viole la foi publique et sacrée du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l’ordre légitime des choses humaines.

Le crime est secret, disent-ils, et il n’en résulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes croient l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour témoin le premier offensé et le seul vrai juge ? Etrange secret que celui qu’on dérobe à tous les yeux, hors ceux à qui l’on a le plus d’intérêt à le cacher ! Quand même ils ne reconnaîtraient pas la présence de la Divinité, comment osent-ils soutenir qu’ils ne font de mal à personne ? Comment prouvent-ils qu’il est indifférent à un père d’avoir des héritiers qui ne soient pas de son sang ; d’être chargé peut-être de plus d’enfants qu’il n’en aurait eu, et forcé de partager ses biens aux gages de son déshonneur sans sentir pour eux des entrailles de père ? Supposons ces raisonneurs matérialistes ; on n’en est que mieux fondé à leur opposer la douce voix de la nature, qui réclame au fond de tous les cœurs contre une orgueilleuse philosophie, et qu’on n’attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensée, et que le sentiment dépende uniquement des organes, deux êtres formés d’un même sang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l’un pour l’autre, et se ressembler d’âme comme de visage, ce qui est une grande raison de s’aimer ?

N’est-ce donc faire aucun mal, à votre avis, que d’anéantir ou troubler par un sang étranger cette union naturelle, et d’altérer dans son principe l’affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d’une famille ? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n’eût horreur de changer l’enfant d’un autre en nourrice, et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mère ?

Les années passent. St Preux fait le tour du monde en philosophe et devient l’ami du britannique Milord Edouard. Wolmar et Julie fondent une famille, mais Julie a tout avoué à son mari: fidèle à son mari, elle n’aimera jamais que St Preux. Le philosophe Wolmar tente une expérience: St Preux va venir vivre au château, il sera le précepteur des enfants du couple, Julie et St Preux pourront s’aimer « chastement ». Voici la scène des retrouvailles, scène typique de la sensibilité de Rousseau: l’amour sait se passer du langage (et de la sexualité), dans une transparence absolue. 

Lettre IV, VI, à Milord Edouard

Plus j’approchais de la Suisse, plus je me sentais ému. L’instant où des hauteurs du Jura je découvris le lac de Genève fut un instant d’extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des torrents de plaisirs avaient inondé mon cœur ; l’air des Alpes si salutaire et si pur ; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l’Orient ; cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l’œil humain fut jamais frappé ; ce séjour charmant auquel je n’avais rien trouvé d’égal dans le tour du monde ; l’aspect d’un peuple heureux et libre ; la douceur de la saison, la sérénité du climat ; mille souvenirs délicieux qui réveillaient tous les sentiments que j’avais goûtés ; tout cela me jetait dans des transports que je ne puis décrire, et semblait me rendre à la fois la jouissance de ma vie entière.

(…)

En arrivant, je fis arrêter à la grille ; et, me sentant hors d’état de faire un pas, j’envoyai le postillon dire qu’un étranger demandait à parler à M. de Wolmar. Il était à la promenade avec sa femme. On les avertit, et ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l’avenue, j’attendais dans des transes mortelles d’y voir paraître quelqu’un.

A peine Julie m’eut-elle aperçu qu’elle me reconnut. A l’instant, me voir, s’écrier, courir, s’élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu’une même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir ; je me retourne, je la vois, je la sens. O milord ! ô mon ami… je ne puis parler… Adieu crainte ; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage, et les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et la vie ; je pétille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés, et ce n’est qu’après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre et nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar était là ; je le savais, je le voyais, mais qu’aurais-je pu voir ? Non, quand l’univers entier se fût réuni contre moi, quand l’appareil des tourments m’eût environné, je n’aurais pas dérobé mon cœur à la moindre de ces caresses, tendres prémices d’une amitié pure et sainte que nous emporterons dans le ciel !

Cette première impétuosité suspendue, Mme de Wolmar me prit par la main, et, se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grâce d’innocence et de candeur dont je me sentis pénétré : « Quoiqu’il soit mon ancien ami, je ne vous le présente pas, je le reçois de vous, et ce n’est qu’honoré de votre amitié qu’il aura désormais la mienne. ─Si les nouveaux amis ont moins d’ardeur que les anciens, me dit-il en m’embrassant, ils seront anciens à leur tour, et ne céderont point aux autres. » Je reçus ses embrassements, mais mon cœur venait de s’épuiser, et je ne fis que les recevoir.

Wolmar a la cruauté de pousser l’expérience plus loin: il laisse les deux amants seuls pour quelques jours. Voici LA lettre qui inspirera tant de romans et de poèmes romantiques: un personnage inadapté au jeu social qui se réfugie dans la nature; un amoureux dont le désespoir n’est pas exempt de plaisirs, un être en butte à la fuite inexorable du temps, que seul le souvenir peut à la fois révéler et interrompre. Le bateau de Julie et de St Preux, (après une dangereuse tempête sur le lac Léman!) vient d’aborder sur la rive savoyarde.

Lettre XVII à milord Edouard

Après le dîner, l’eau continuant d’être forte et le bateau ayant besoin de raccommoder, je proposai un tour de promenade. Julie m’opposa le vent, le soleil, et songeait à ma lassitude. J’avais mes vues ; ainsi je répondis à tout. « Je suis, lui dis-je, accoutumé dès l’enfance aux exercices pénibles ; loin de nuire à ma santé ils l’affermissent, et mon dernier voyage m’a rendu bien plus robuste encore. A l’égard du soleil et du vent, vous avez votre chapeau de paille ; nous gagnerons des abris et des bois ; il n’est question que de monter entre quelques rochers ; et vous qui n’aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue. » Elle fit ce que je voulais, et nous partîmes pendant le dîner de nos gens.

Vous savez qu’après mon exil du Valais je revins il y a dix ans à Meillerie attendre la permission de mon retour. C’est là que je passai des jours si tristes et si délicieux, uniquement occupé d’elle, et c’est de là que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée. J’avais toujours désiré de revoir la retraite isolée qui me servit d’asile au milieu des glaces et où mon cœur se plaisait à converser en lui-même avec ce qu’il eut de plus cher au monde. L’occasion de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus agréable, et avec celle dont l’image l’habitait jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisais un plaisir de lui montrer d’anciens monuments d’une passion si constante et si malheureuse.

Nous y parvînmes après une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement entre les arbres et les rochers, n’avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements, je fus prêt à me trouver mal ; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivâmes. Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu’aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l’esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu’on nomme les Glacières, parce que d’énormes sommets de glaces qui s’accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche au delà du torrent ; et au-dessous de nous cette immense plaine d’eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d’un séjour riant et champêtre ; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers, et roulaient sur la verdure en filets de cristal ; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs têtes sur les nôtres ; la terre humide et fraîche était couverte d’herbe et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l’environnaient, il semblait que ce lieu dût être l’asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature.

Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l’eus quelque temps contemplé : « Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l’aspect d’un lieu si plein de vous ? » Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers de Pétrarque ou du Tasse relatifs à la situation où j’étais en les traçant. En les revoyant moi-même après si longtemps, j’éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d’eux. Je lui dis avec un peu de véhémence : « O Julie, éternel charme de mon cœur ! Voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde. Voici le séjour où ta chère image faisait son bonheur, et préparait celui qu’il reçut enfin de toi-même. On n’y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages ; la verdure et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n’en formait point les divisions ; ces oiseaux n’y faisaient point entendre leurs ramages ; le vorace épervier, le corbeau funèbre, et l’aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes ; d’immenses glaces pendaient à tous ces rochers ; des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres ; tout respirait ici les rigueurs de l’hiver et l’horreur des frimas ; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu supportable, et les jours entiers s’y passaient à penser à toi. Voilà la pierre où je m’asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour ; sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur ; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre ; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu’emportait un tourbillon ; là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m’écrivis ; voilà le bord où d’un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes ; enfin ce fut ici qu’avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j’étais né ! Faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j’y passais à gémir de ton absence ?… » J’allais continuer ; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s’était effrayée et m’avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir ; puis tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras : « Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d’une voix émue ; l’air de ce lieu n’est pas bon pour moi. » Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j’aurais quitté Julie elle-même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir où j’allais. A mon retour, le bateau n’étant pas encore prêt ni l’eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l’air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s’y retracèrent pour l’affliger ; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta-fede, e si dolci memorie,

E si lungo costume !

ces foules de petits objets qui m’offraient l’image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. C’en est fait, disais-je en moi-même ; ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas ! ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! Il me semblait que j’aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j’avais moins souffert tout le temps que j’avais passé loin d’elle. Quand je gémissais dans l’éloignement, l’espoir de la revoir soulageait mon cœur ; je me flattais qu’un instant de sa présence effacerait toutes mes peines ; j’envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d’elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer, et, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m’agitèrent par degrés jusqu’au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d’y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte, que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau.

Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s’insinua peu à peu dans mon âme, l’attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes, et cet état, comparé à celui dont je sortais, n’était pas sans quelques plaisirs. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. « Ah ! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n’ont jamais cessé de s’entendre ! ─Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu’ils auront parlé sur ce ton. » Nous recommençâmes alors à causer tranquillement, et au bout d’une heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés, j’aperçus à la lumière qu’elle avait les yeux rouges et fort gonflés ; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée, elle avait grand besoin de repos ; elle se retira, et je fus me coucher.

Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j’ai senti les émotions les plus vives. J’espère qu’elles seront la crise qui me rendra tout à fait à moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure m’a plus convaincu que tous les arguments de la liberté de l’homme et du mérite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentés et succombent ? Pour Julie, mes yeux le virent et mon cœur le sentit : elle soutint ce jour-là le plus grand combat qu’âme humaine ait pu soutenir ; elle vainquit pourtant. Mais qu’ai-je fait pour rester si loin d’elle ? O Edouard ! quand séduit par ta maîtresse tu sus triompher à la fois de tes désirs et des siens, n’étais-tu qu’un homme ? Sans toi j’étais perdu peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux, le souvenir de ta vertu m’a rendu la mienne.

La Nouvelle Héloïseprésente une utopie sociale, bien éloignée du libéralisme mondialisé du Mondain, bien peu révolutionnaire aussi. L’idéal de vie de Rousseau serait de transformer la vie en fête permanente,  paysanne, paternaliste et passéiste. … Voici comment se passe la vendange sur les terres de Wolmar et de Julie:

Lettre V, VII, à milord Edouard

Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité ; tout le monde est égal, et personne ne s’oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C’est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L’union même engendre les folâtres querelles ; et l’on ne s’agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs ; on passe aux vignes toute la journée : Julie y a fait une loge où l’on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d’excellents légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds ; pour les mettre à leur aise, on s’y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sensibles ; et voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s’en tiennent d’autant plus volontiers dans la leur. A dîner, on amène les enfants et ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver ! O bienheureux enfants ! disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des nôtres ! Ressemblez à vos père et mères, et soyez comme eux la bénédiction du pays ! Souvent en songeant que la plupart de ces hommes ont porté les armes, et savent manier l’épée et le mousquet aussi bien que la serpette et la houe, en voyant Julie au milieu d’eux si charmante et si respectée recevoir, elle et ses enfants, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l’illustre et vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Julie ! femme incomparable ! vous exercez dans la simplicité de la vie privée le despotique empire de la sagesse et des bienfaits : vous êtes pour tout le pays un dépôt cher et sacré que chacun voudrait défendre et conserver au prix de son sang ; et vous vivez plus sûrement, plus honorablement au milieu d’un peuple entier qui vous aime, que les rois entourés de tous leurs soldats.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange ; et même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l’on danse jusqu’au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le baron qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure, et Julie qui monte avec ses enfants chez lui jusqu’à ce qu’il s’aille coucher. A cela près, depuis le moment qu’on prend le métier de vendangeur jusqu’à celui qu’on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agréables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu’ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l’esclave ; mais la douce égalité qui règne ici rétablit l’ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres, et un lien d’amitié pour tous.

Le lieu d’assemblée est une salle à l’antique avec une grande cheminée où l’on fait bon feu. La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée et réfléchir la lumière. Pour prévenir l’envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu’ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d’autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l’appareil des festins n’y sont pas, mais l’abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques ; chacun se lève indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion ; la liberté n’a point d’autres bornes que l’honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde, et n’empêche pas qu’on ne soit à son aise et gai. Que s’il arrive à quelqu’un de s’oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes ; mais il est congédié sans rémission dès le lendemain.

Je me prévaux aussi des plaisirs du pays et de la saison. Je reprends la liberté de vivre à la valaisane, et de boire assez souvent du vin pur ; mais je n’en bois point qui n’ait été versé de la main d’une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces, et de ménager ma raison. Qui sait mieux qu’elles comment il la faut gouverner, et l’art de me l’ôter et de me la rendre ? Si le travail de la journée, la durée et la gaieté du repas, donnent plus de force au vin versé de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte ; ils n’ont plus rien que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son œil éclairé lise au fond de mon cœur, et quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m’en fait rougir.

Après le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre ; chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en chœur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants ; mais ils ont je ne sais quoi d’antique et de doux qui touche à la longue. Les paroles sont simples, naïves, souvent tristes ; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps éloignés, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le cœur, et me laisse une impression funeste qui ne s’efface qu’avec peine. Cependant je trouve à ces veillées une sorte de charme que je ne puis vous expliquer, et qui m’est pourtant fort sensible. Cette réunion des différents états, la simplicité de cette occupation, l’idée de délassement, d’accord, de tranquillité, le sentiment de paix qu’elle porte à l’âme, a quelque chose d’attendrissant qui dispose à trouver ces chansons plus intéressantes. Ce concert des voix de femmes n’est pas non plus sans douceur. Pour moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n’y en a point d’aussi agréable que le chant à l’unisson, et que, s’il nous faut des accords, c’est parce que nous avons le goût dépravé. En effet, toute l’harmonie ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque ? Et qu’y pouvons-nous ajouter, sans altérer les proportions que la nature a établies dans la force relative des sons harmonieux ? En doublant les uns et non pas les autres, en ne les renforçant pas en même rapport, n’ôtons-nous pas à l’instant ces proportions ? La nature a tout fait le mieux qu’il était possible ; mais nous voulons faire mieux encore, et nous gâtons tout.

Il y a une grande émulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journée ; et la filouterie que j’y voulais employer m’attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits à teiller, et que j’ai souvent des distractions, ennuyé d’être toujours noté pour avoir fait le moins d’ouvrage, je tirais doucement avec le pied des chenevottes de mes voisins pour grossir mon tas ; mais cette impitoyable Mme d’Orbe, s’en étant aperçue, fit signe à Julie, qui, m’ayant pris sur le fait, me tança sévèrement. « Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d’injustice, même en plaisantant ; c’est ainsi qu’on s’accoutume à devenir méchant tout de bon, et qui pis est, à plaisanter encore. »Voilà comment se passe la soirée. Quand l’heure de la retraite approche, Mme de Wolmar dit : « Allons tirer le feu d’artifice. » A l’instant chacun prend son paquet de chenevottes, signe honorable de son travail ; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble en tas, on en fait un trophée ; on y met le feu ; mais n’a pas cet honneur qui veut ; Julie l’adjuge en présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir-là le plus d’ouvrage ; fût-ce elle-même, elle se l’attribue sans façon. L’auguste cérémonie est accompagnée d’acclamations et de battements de mains. Les chenevottes font un feu clair et brillant qui s’élève jusqu’aux nues, un vrai feu de joie, autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l’assemblée : chacun boit à la santé du vainqueur, et va se coucher content d’une journée passée dans le travail, la gaieté, l’innocence, et qu’on ne serait pas fâché de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie.

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