Les premiers romans romantiques français

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Bernardin de St Pierre, Paul et Virginie, 1789

Voici un extrait situé au tout début de ce roman, dont on remarquera la date de publication symbolique, à la fin de l’ancien régime, à l’aube d’un nouveau temps qui sera celui du romantisme. Le type même du lieu isolé, la sensibilité des personnages, tout dénote ici l’influence de Rousseau. A quelques « menus » détails près, on pourrait être au début de La Nouvelle Héloïse

 J’aimois à me rendre dans ce lieu où l’on jouit à la fois d’une vue immense et d’une solitude profonde. Un jour que j’étois assis au pied de ces cabanes, et que j’en considérois les ruines, un homme déjà sur l’âge vint à passer aux environs. Il étoit, suivant la coutume des anciens habitants, en petite veste et en long caleçon. Il marchoit nupieds, et s’appuyoit sur un bâton de bois d’ébène. Ses cheveux étoient tout blancs, et sa physionomie noble et simple. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon salut, et m’ayant considéré un moment, il s’approcha de moi, et vint se reposer sur le tertre où j’étois assis. Excité par cette marque de confiance, je lui adressai la parole : «Mon père, lui dis-je, pourriez-vous m’apprendre à qui ont appartenu ces deux cabanes ? » Il me répondit : « Mon fils, ces masures et ce terrain inculte étoient habités, il y a environ vingt ans, par deux familles qui y avoient trouvé le bonheur. Leur histoire est touchante : mais dans cette île, située sur la route des Indes, quel Européen peut s’intéresser au sort de quelques particuliers obscurs? Qui voudroit même y vivre heureux, mais pauvre et ignoré ? Les hommes ne veulent connoître que l’histoire des grands et des rois, qui ne sert à personne. — Mon père, repris-je, il est aisé de juger à votre air et à votre discours que vous avez acquis une grande expérience. Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitants de ce désert, et croyez que l’homme même le plus dépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu. » Alors, comme quelqu’un qui cherche à se rappeler diverses circonstances, après avoir appuyé quelque temps ses mains sur son front, voici ce que ce vieillard me raconta.

Chateaubriand, Le Génie du Christianisme, 1802

Ce monument un peu oublié vient donner une vision du monde en général, et de la littérature en particulier, que l’on n’appelle pas encore romantique, mais qui fixera les idées pour la génération suivante (« ce siècle avait deux ans… », dira Hugo) . Là encore, la filiation avec Rousseau est flagrante, si l’on veut bien relire la lettre de Julie sur son mariage. Chateaubriand ne fait que pousser le raisonnement plus loin, en glissant de la morale à la littérature, tout en s’inspirant évidemment aussi de penseurs catholiques qui ne devaient pas davantage porter Rousseau dans leur coeur que Voltaire.

Tandis que l’Église triomphait encore, déjà Voltaire faisait renaître la persécution de Julien. Il eut l’art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l’incrédulité à la mode. Il enrôla tous les amours-propres dans cette ligue insensée ; la religion fut attaquée avec toutes les armes, depuis le pamphlet jusqu’à l’in-folio, depuis l’épigramme jusqu’au sophisme. Un livre religieux paraissait-il, l’auteur était à l’instant couvert de ridicule, tandis qu’on portait aux nues des ouvrages dont Voltaire était le premier à se moquer avec ses amis : il était si supérieur à ses disciples, qu’il ne pouvait s’empêcher de rire quelquefois de leur enthousiasme irréligieux. Cependant le système destructeur allait s’étendant sur la France. Il s’établissait dans ces académies de province, qui ont été autant de foyers de mauvais goût et de factions. Des femmes de la société, de graves philosophes, avaient leurs chaires d’incrédulité. Enfin, il fut reconnu que le christianisme n’était qu’un système barbare, dont la chute ne pouvait arriver trop tôt pour la liberté des hommes, le progrès des lumières, les douceurs de la vie et l’élégance des arts. Sans parler de l’abîme où ces principes nous ont plongés, les conséquences immédiates de cette haine contre l’Evangile furent un retour plus affecté que sincère vers ces dieux de Rome et de la Grèce, auxquels on attribua les miracles de l’antiquité. On ne fut point honteux de regretter ce culte, qui ne faisait du genre humain qu’un troupeau d’insensés, d’impudiques, ou de bêtes féroces. On dut nécessairement arriver de là au mépris des écrivains du siècle de Louis XIV, qui ne s’élevèrent toutefois à une si haute perfection que parce qu’ils furent religieux. Si l’on n’osa pas les heurter de front, à cause de l’autorité de leur renommée, on les attaqua d’une manière indirecte. On fit entendre qu’ils avaient été secrètement incrédules, ou que du moins ils fussent devenus de bien plus grands hommes, s’ils avaient vécu de nos jours. Chaque auteur bénit son destin de l’avoir fait naître dans le beau siècle des Diderot et des d’Alembert, dans ce siècle où les documents de la sagesse humaine étaient rangés par ordre alphabétique dans l’Encyclopédie, cette babel des sciences et de la raison.

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