En marge du romantisme : l’Art pour l’Art et le Parnasse

Télécharger cette page au format DOCX.
Télécharger cette page au format PDF.


Le Parnasse « officiel » est un groupe de poètes des années 1860. On leur donne traditionnellement deux précurseurs : Gautier et Leconte de Lisle. Mais il ne faut surtout pas voir ces auteurs comme un constituant mouvement délibérément anti-romantique. Gautier (1811-1872)  s’est rendu célèbre dans son soutien à Hugo, avec son gilet rouge, lors de la bataille d’Hernani ; il était l’ami de Balzac, qui l’a amené au journalisme, et notamment à la critique littéraire ; il a introduit Baudelaire dans le « club des haschischins », et les Fleurs du mal lui sont dédiées. On est donc en droit de le considérer comme un « compagnon de route » du romantisme ; simplement, il se distingue du courant principal par quelques tendances, qui ne s’opposent qu’aux caricatures du romantisme : il se méfie des épanchements lyriques ; il refuse l’engagement politique et religieux : il cherche la beauté, en mettant à son service un travail d’écriture comparable à celui de l’orfèvrerie.


Mademoiselle de Maupin– 1834

Ce roman est aux tenants de l’art pour l’art et du futur Parnasse ce qu’a été le Cromwell de Hugo au drame romantique : théorie dans la préface, pratique dans le corps du récit.

Préface

Mais c’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ; on se pose en saint Jérôme comme autrefois en don Juan ; l’on est pâle et macéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre, l’on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre ; on prend un petit air confit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit ; l’on ne jure plus, l’on fume peu, et l’on chique à peine. — Alors on est chrétien, on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission de l’artiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l’école angélique, du concile de Trente, de l’humanité progressive et de mille autres belles choses. — Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale, et amalgament avec un sérieux digne d’éloges les Actes des Apôtres et les décrets de la sainteconvention, c’est l’épithète sacramentelle ; d’autres y ajoutent, pour dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes. Ceux-là sont complets et carrés par la base ; après eux, il faut tirer l’échelle. Il n’est pas donné au ridicule humain d’aller plus loin, — has ultra metas…, etc. Ce sont les colonnes d’Hercule du burlesque.

(…)

À côté des journalistes moraux, sous cette pluie d’homélies comme sous une pluie d’été dans quelque parc, il a surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie de petits champignons d’une nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons faire l’histoire naturelle.

Ce sont les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le pouvoir chausser de lunettes, et cependant n’y voyaient pas aussi loin que leur nez.

Quand un auteur jetait sur leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie,  ces messieurs se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balançant d’un air capable, ils se rengorgeaient et disaient :

À quoi sert ce livre ? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif ! Comment, au lieu de faire la grande synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les événements de l’histoire, les phases de l’idée régénératrice et providentielle, peut-on faire des poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de l’avenir ? Comment peut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime en présence de si graves intérêts ? — Que nous font, à nous, et le style et la rime, et la forme ? c’est bien de cela qu’il s’agit (pauvres renards, ils sont trop verts) ! — La société souffre, elle est en proie à un grand déchirement intérieur (traduisez : personne ne veut s’abonner aux journaux utiles). C’est au poëte à chercher la cause de ce malaise et à le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de cœur et d’âme avec l’humanité (des poëtes philanthropes ! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce poëte, nous l’attendons, nous l’appelons de tous nos vœux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le Prytanée…

(…)

Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. — L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.

Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, — et j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, et celui de mes talents que j’estime le plus est de ne pas deviner les logogriphes et les charades. Je renoncerais très-joyeusement à mes droits de Français et de citoyen pour voir un tableau authentique de Raphaël, ou une belle femme nue : — la princesse Borghèse, par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quand elle entre au bain. Je consentirais très-volontiers, pour ma part, au retour de cet anthropophage de Charles X, s’il me rapportait, de son château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, et je trouverais les lois électorales assez larges, si quelques rues l’étaient plus, et d’autres choses moins. Quoique je ne sois pas un dilettante, j’aime mieux le bruit des crincrins et des tambours de basque que celui de la sonnette de M. le président. Je vendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoir des confitures. — L’occupation la plus séante à un homme policé me paraît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou son cigare. J’estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, et aussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principes utilitaires sont bien loin d’être les miens, et que je ne serai jamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne me convertisse, ce qui serait assez drôlatique.

Au lieu de faire un prix Monthyon pour la récompense de la vertu, j’aimerais mieux donner, comme Sardanapale, ce grand philosophe que l’on a si mal compris, une forte prime à celui qui inventerait un nouveau plaisir ; car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu l’a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, la lumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats angoras ; lui qui n’a pas dit à ses anges : Ayez de la vertu, mais : Ayez de l’amour, et qui nous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pour embrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière, un odorat subtil pour respirer l’âme des fleurs, des cuisses nerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi vite que la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mains délicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur le dos velouté des chats, et sur l’épaule polie des créatures peu vertueuses, et qui, enfin, n’a accordé qu’à nous seuls ce triple et glorieux privilége de boire sans avoir soif, de battre le briquet, et de faire l’amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de la brute beaucoup plus que l’usage de lire des journaux et de fabriquer des chartes.

  •  

A la fois attirée par les hommes et réticente à leur égard, Mademoiselle de Maupin, le personnage-éponyme, décide de se travestir en homme, sous le nom de Théodore, afin de mieux connaître les hommes en vivant au milieu d’eux. Elle a fait la connaissance d’une jeune fille, qui l’attire, et qu’elle veut soustraire à la bestialité virile…

Chapitre XV

Je fis faire un costume de page très-élégant et très-riche à peu près à sa taille, car je ne pouvais l’emmener dans ses habits de fille, à moins de me remettre moi-même en femme, ce que je ne voulais pas faire. — J’achetai un petit cheval doux et facile à monter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe quand il me plaisait d’aller vite. Puis je dis à la belle de tâcher de descendre à la brune sur la porte, et que je l’y prendrais : ce qu’elle exécuta très-ponctuellement. — Je la trouvai qui se tenait en faction derrière le battant entrebâillé. Je passai fort près de la maison ; elle sortit, je lui tendis la main, elle appuya son pied sur la pointe du mien, et sauta fort lestement en croupe, car elle était d’une agilité merveilleuse. Je piquai mon cheval, et, par sept ou huit ruelles détournées et désertes, je trouvai moyen de revenir chez moi sans que personne nous vît.

Je lui fis quitter ses habits pour mettre son travestissement, et je lui servis moi-même de femme de chambre ; elle fit d’abord quelques façons, et voulait s’habiller toute seule ; mais je lui fis comprendre que cela perdrait beaucoup de temps, et que, d’ailleurs, étant ma maîtresse, il n’y avait pas le moindre inconvénient, et que cela se pratiquait ainsi entre amants. — Il n’en fallait pas tant pour la convaincre, et elle se prêta à la circonstance de la meilleure grâce du monde.

Son corps était une petite merveille de délicatesse. — Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeune fille, étaient d’une suavité de linéaments inexprimable et sa gorge naissante faisait de si charmantes promesses, qu’aucune gorge plus formée n’eût pu soutenir la comparaison. — Elle avait encore toutes les grâces de l’enfant et déjà tout le charme de la femme ; elle était dans cette nuance adorable de transition de la petite fille à la jeune fille : nuance fugitive, insaisissable, époque délicieuse où la beauté est pleine d’espérance, et où chaque jour, au lieu d’enlever quelque chose à vos amours, y ajoute de nouvelles perfections.

Son costume lui allait on ne peut mieux. Il lui donnait un petit air mutin très-curieux et très récréatif, et qui la fit rire aux éclats quand je lui présentai le miroir pour qu’elle jugeât de l’effet de sa toilette. Je lui fis ensuite manger quelques biscuits trempés dans du vin d’Espagne, afin de lui donner du courage et de lui faire mieux supporter la fatigue de la route.

Chapitre XVI

Théodore est invité dans un château, où on joue une pièce de théâtre qui lui permet de se « travestir » en femme, sous le nom de Rosalinde, et de séduire à la fois un homme, d’Albert, et sa fiancée, Rosette…

D’Albert fit la réponse la plus simple, il ne répondit pas, — et, l’étreignant dans ses bras avec une nouvelle passion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Les cheveux de l’infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile la plus transparente. Le bienheureux amant s’agenouilla, et eut bientôt jeté chacun dans un coin opposé de l’appartement les deux jolis petits souliers à talons rouges ; — les bas à coins brodés les suivirent de près.

La chemise, douée d’un heureux esprit d’imitation, ne resta pas en arrière de la robe : elle glissa d’abord des épaules sans qu’on songeât à la retenir ; puis, profitant d’un moment où les bras étaient perpendiculaires, elle en sortit avec beaucoup d’adresse et roula jusqu’aux hanches dont le contour ondoyant l’arrêta à demi. — Rosalinde s’aperçut alors de la perfidie de son dernier vêtement, et leva son genou pour l’empêcher de tomber tout à fait. — Ainsi posée, elle ressemblait parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les belles cuisses, et par une heureuse trahison s’arrête précisément au-dessous de l’endroit qu’elle est destinée à cacher. — Mais, comme la chemise n’était pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, s’affaissa tout à fait sur la robe, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse comme un grand lévrier blanc.

Il y avait assurément un moyen fort simple d’empêcher tout ce désordre, celui de retenir la fuyarde avec la main : cette idée, toute naturelle qu’elle fût, ne vint pas à notre pudique héroïne.

Elle resta donc sans aucun voile, ses vêtements tombés lui faisant une espèce de socle, dans tout l’éclat diaphane de sa belle nudité, aux douces lueurs d’une lampe d’albâtre que d’Albert avait allumée.

(…)

Elle fut à ses habits et se rajusta à la hâte, puis revint au lit, se pencha sur d’Albert, qui dormait encore, et baisa ses deux yeux sur leurs cils soyeux et longs. — Cela fait, elle se retira à reculons et le regardant toujours.

Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez Rosette. — Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’ai jamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieuses recherches. — Je n’ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, ni dans ceux de d’Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cette visite. Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette circonstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps. — De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre d’en tirer toutes les inductions qu’il voudra ; quant à moi, j’ai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues, que je n’ose véritablement les écrire, même dans le style le plus honnêtement périphrasé.

Il était bien midi lorsque Théodore sortit de la chambre de Rosette. — Il ne parut pas au dîner ni au souper. — D’Albert et Rosette n’en semblèrent point surpris. — Il se coucha de fort bonne heure, et le lendemain matin, dès qu’il fit jour, sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page, et sortit du château en disant à un laquais qu’on ne l’attendît pas au dîner, et qu’il ne reviendrait peut-être point de quelques jours.

de Gautier encore: Emaux et Camées– 1852

Ce poème est-il vraiment en marge du romantisme ? Il est vrai qu’il y a aussi du Verlaine là-dedans…

VARIATIONS 
SUR
LE CARNAVAL DE VENISE

IV

 CLAIR DE LUNE SENTIMENTAL

À travers la folle risée

Que Saint-Marc renvoie au Lido,

Une gamme monte en fusée,

Comme au clair de lune un jet d’eau…

À l’air qui jase d’un ton bouffe

Et secoue au vent ses grelots,

Un regret, ramier qu’on étouffe,

Par instants mêle ses sanglots.

Au loin, dans la brume sonore,

Comme un rêve presque effacé,

J’ai revu, pâle et triste encore,

Mon vieil amour de l’an passé.

Mon âme en pleurs s’est souvenue

De l’avril où, guettant au bois

La violette à sa venue,

Sous l’herbe nous mêlions nos doigts…

Cette note de chanterelle,

Vibrant comme l’harmonica,

C’est la voix enfantine et grêle,

Flèche d’argent qui me piqua.

Le son en est si faux, si tendre,

Si moqueur, si doux, si cruel,

Si froid, si brûlant, qu’à l’entendre

On ressent un plaisir mortel,

Et que mon cœur, comme la voûte

Dont l’eau pleure dans un bassin,

Laisse tomber goutte par goutte

Ses larmes rouges dans mon sein.

Jovial et mélancolique,

Ah ! vieux thème du carnaval,

Où le rire aux larmes réplique,

Que ton charme m’a fait de mal !

Voici un hommage à la fameuse nouvelle de Mérimée, dans lequel on remarquera effectivement une tendance au formalisme, et une méfiance à l’égard du lyrisme.

CARMEN

Carmen est maigre, — un trait de bistre

Cerne son œil de gitana ;

Ses cheveux sont d’un noir sinistre ;

Sa peau, le diable la tanna.

Les femmes disent qu’elle est laide,

Mais tous les hommes en sont fous :

Et l’archevêque de Tolède

Chante la messe à ses genoux ;

Car sur sa nuque d’ambre fauve

Se tord un énorme chignon

Qui, dénoué, fait dans l’alcôve

Une mante à son corps mignon,

Et, parmi sa pâleur, éclate

Une bouche aux rires vainqueurs,

Piment rouge, fleur écarlate,

Qui prend sa pourpre au sang des cœurs.

Ainsi faite, la moricaude

Bat les plus altières beautés,

Et de ses yeux la lueur chaude

Rend la flamme aux satiétés ;

Elle a, dans sa laideur piquante,

Un grain de sel de cette mer

D’où jaillit, nue et provocante,

L’âcre Vénus du gouffre amer.

Tiendrions-nous enfin, avec ce dernier poème, l’Art Poétique du Parnasse ? oui et non, car cet ultime poème du recueil a été composé pour sa dernière édition, celle de 1872 ! Mais l’on pourra se contenter de penser que, décidément, la poésie française ne parvient pas à se libérer de la tyrannie de Boileau…

L’ART

Oui, l’œuvre sort plus belle

D’une forme au travail

Rebelle,

Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !

Mais que pour marcher droit

Tu chausses,

Muse, un cothurne étroit !

Fi du rythme commode,

Comme un soulier trop grand,

Du mode

Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse

L’argile que pétrit

Le pouce

Quand flotte ailleurs l’esprit ;

Lutte avec le carrare,

Avec le paros dur

Et rare,

Gardiens du contour pur ;

Emprunte à Syracuse

Son bronze où fermement

S’accuse

Le trait fier et charmant ;

D’une main délicate

Poursuis dans un filon

D’agate

Le profil d’Apollon.

Peintre, fuis l’aquarelle,

Et fixe la couleur

Trop frêle

Au four de l’émailleur ;

Fais les sirènes bleues,

Tordant de cent façons

Leurs queues,

Les monstres des blasons ;

Dans son nimbe trilobe

La Vierge et son Jésus,

Le globe

Avec la croix dessus.

Tout passe. — L’art robuste

Seul a l’éternité :

Le buste

Survit à la cité,

Et la médaille austère

Que trouve un laboureur

Sous terre

Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent.

Mais les vers souverains

Demeurent

Plus forts que les airains.

Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

Se scelle

Dans le bloc résistant !

Leconte de Lisle (1818-1894)

Avec un goût pour l’exotisme, la couleur locale, l’énergie des êtres qui ont « une force qui va », cet auteur lui est aussi n’est que facticement opposé au romantisme, mais, dans la lignée de Gautier, on doit lui reconnaître ces tendances: la poésie doit rester impersonnelle; le poète doit privilégier le travail de la forme plutôt que se laisser aller à sa seule inspiration débridée ; il doit viser la beauté, dont l’antiquité fournit les modèles absolus.
On est allé chercher dans deux recueils différents deux poèmes qui se font étrangement écho, et qui démontrent que l’impersonnalité du poète est un mythe auto-entretenu : loin de lui être indifférent, notre poète est fasciné autant que rebuté par la violence du monde

Poèmes antiques. 1852

Hèraklès au Taureau

Le soleil déclinait vers l’écume des flots,

Et les grasses brebis revenaient aux enclos ;

Et les vaches suivaient, semblables aux nuées

Qui roulent sans relâche, à la file entraînées,

Lorsque le vent d’automne, au travers du ciel noir,

Les chasse à grands coups d’aile, et qu’elles vont pleuvoir.

Derrière les brebis, toutes lourdes de laine,

Telles s’amoncelaient les vaches dans la plaine.

La campagne n’était qu’un seul mugissement,

Et les grands chiens d’Élis aboyaient bruyamment.

Puis, succédaient trois cents taureaux aux larges cuisses,

Puis deux cents au poil rouge, inquiets des génisses,

Puis douze, les plus beaux et parfaitement blancs,

Qui de leurs fouets velus rafraîchissaient leurs flancs,

Hauts de taille, vêtus de force et de courage,

Et paissant d’habitude au meilleur pâturage.

Plus noble encor, plus fier, plus brave, plus grand qu’eux,

En avant, isolé comme un chef belliqueux,

Phaétôn les guidait, lui, l’orgueil de l’étable,

Que les anciens bouviers disaient à Zeus semblable,

Quand le Dieu triomphant, ceint d’écume et de fleurs,

Nageait dans la mer glauque avec Europe en pleurs.

Or, dardant ses yeux prompts sur la peau léonine

Dont Hèraklès couvrait son épaule divine,

Irritable, il voulut heurter d’un brusque choc

Contre cet étranger son front dur comme un roc ;

Mais, ferme sur Ses pieds, tel qu’une antique borne,

Le héros d’une main le saisit par la corne,

Et, sans rompre d’un pas, il lui ploya le col,

Meurtrissant ses naseaux furieux dans le sol.

Et les bergers en foule, autour du fils d’Alkmène,

Stupéfaits, admiraient sa vigueur surhumaine,

Tandis que, blancs dompteurs de ce soudain péril,

De grands muscles roidis gonflaient son bras viril.

Poèmes Barbares (1862)

Le Rêve du Jaguar.

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,

Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,

Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,

Bercent le perroquet splendide et querelleur,

L’araignée au dos jaune et les singes farouches.

C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,

Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,

Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.

Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;

Et, du mufle béant par la soif alourdi,

Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,

Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,

Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.

En un creux du bois sombre interdit au soleil

Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;

D’un large coup de langue il se lustre la patte ;

Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;

Et, dans l’illusion de ses forces inertes,

Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,

Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,

Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants

Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

Le Parnasse Contemporainn’est pas une association constituée, c’est une série de trois recueils (1866, 1871 et 1876), qui a publié des poèmes d’une centaine d’auteurs différents, connus (les deux précédents, mais aussi Baudelaire, Verlaine, Mallarmé ; Rimbaud avait envoyé quelques poèmes pour l’édition de 1871, mais ne fut pas sélectionné) ou inconnus aujourd’hui. 

On a choisi de donner ici quatre poèmes du poète le plus proche de l’esprit de l’Art pour l’Art, JoséMaria de Hérédia, (1842-1905) parce qu’ils ont été publiés dans la dernière édition du Parnasse Contemporain (on y trouve 25 sonnets de cet auteur). Ce qui unit Hérédia à Leconte de Lisle c’est la fascination pour le héros et une impossible impassibilté ; le second sonnet semble tout doit sorti des Orientales, et on remarquera dans le troisième une inspiration que n’auraient reniée ni Hugo ni Baudelaire. On conclura cette recherche sur les Parnassiens avec un sonnet bien évocateur d’un thème récurrent de toute la littérature du XIXème siècle – et de sa peinture; il s’agit de toute façon d’un sonnet inspiré par un tableau de Chassériau que l’on trouvera ci-dessous.

JOUVENCE

Juan Ponce de Leon, par le Diable tenté,

Déjà très-vieux et plein des antiques études,

Voyant l’âge blanchir ses cheveux courts et rudes,

Prit la mer pour chercher la source de Santé.

Sur sa belle Armada, d’un vain songe hanté,

Trois ans il explora les glauques solitudes,

Lorsque enfin déchirant le brouillard des Bermudes,

La Floride apparut sous un ciel enchanté.

Et le Conquistador, bénissant sa folie,

Vint planter son pennon d’une main affaiblie

Dans la terre éclatante où s’ouvrait son tombeau.

Vieillard, tu fus heureux et ta fortune est telle

Que la mort malgré toi fit ton rêve plus beau :

La Gloire t’a donné la jeunesse immortelle.

LE PRISONNIER

A G., peintre.

Là-bas, les muezzins ont cessé leurs clameurs,

Car le ciel au couchant de pourpre et d’or se frange ;

Les crocodiles lourds s’enfoncent dans la fange

Et le grand fleuve endort ses dernières rumeurs.

Les deux jambes en croix, comme il sied aux fumeurs,

Le chef rêvait, bercé par le haschich étrange,

Tandis qu’avec effort faisant mouvoir la cange

Deux nègres se courbaient sur le banc des rameurs.

A l’arrière, joyeux et l’insulte à la bouche,

Grattant l’aigre guzla sur un rhythme farouche,

Se penchait un Arnaute à l’œil féroce et vil ;

Car lié sur la barque et saignant sous l’entrave,

Un vieux Cheik regardait d’un air stupide et grave

Les minarets pointus qui tremblaient dans le Nil.

AR-MOR

Pour me conduire au Raz, j’avais pris à Kerhor

Un berger chevelu comme un ancien Evhage ;

Et nous foulions, humant son arome sauvage,

L’âpre terre kymrique où croît le genêt d’or.

Le couchant rougissait et nous marchions encor,

Lorsque le souffle amer me fouetta le visage ;

Et l’homme, par delà le morne paysage,

Étendant son long bras, me dit : Senèz ar-mor !

Et je vis, me dressant sur la bruyère rose,

L’Océan qui, splendide et monstrueux, arrose

Du sel vert de ses eaux les caps de granit noir.

Et mon cœur savoura devant l’horizon vide

Que reculait encor l’ombre immense du soir,

L’ivresse de l’espace et du vent intrépide.

LE TEPIDARIUM

La myrrhe a parfumé leurs membres assouplis :

Elles rêvent, goûtant la tiédeur de décembre,

Et le brasier de cuivre illuminant la chambre

Jette la flamme et l’ombre à leurs beaux fronts pâlis.

Dans les coussins épais, sur la pourpre des lits,

Sans bruit, parfois un corps de marbre rose ou d’ambre,

Ou se soulève à peine ou s’allonge ou se cambre.

Le lin voluptueux dessine de longs plis.

Une femme d’Asie, au milieu de l’étuve,

Sentant sur sa chair nue errer l’ardent effluve,

Tord ses bras énervés dans un ennui serein.

Et le pâle troupeau des filles d’Ausonie

S’enivre de la riche et sauvage harmonie

Des noirs cheveux roulant sur un torse d’airain.

Théodore Chasériau (1819-1856), Tepidarium,1853

Le théâtre romantique français

Télécharger cette page au format DOCX.
Télécharger cette page au format PDF.


Si l’on n’hésitait pas à être à la fois injuste et anachronique, on dirait par boutade que le seul drame romantique réussi est le Don Juan de Molière…

C’est que, inventé par les romantiques en réaction contre les conventions classiques, qui opposaient totalement comédies et tragédies, Hugo et consorts ont voulu rapprocher comédie et tragédie, dans une synthèse fortement inspirée par le théâtre de Shakespeare : sur un intrigue globalement tragique, on plaque par alternance des scènes comiques, jusqu’à un finale qui mène le spectateur au comble de l’émotion, devant le spectacle de la mort des héros (cf Ruy Blas et Hernani). Mais cette alternance de scènes comiques et de scènes tragiques a très vite (une dizaine d’années) fini par paraître aussi artificielle que les bienséances classiques. On s’intéressera ici à deux pièces de Musset, Lorenzaccio et les Caprices de Marianne, qui sont les deux plus intéressants chefs d’œuvre de cette période.

III,1 (avec Scoronconcolo, en « répétant » l’assassinat du duc )

LORENZO. ô jour de Sang, jour de mes noces ! ô soleil, soleil ! il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb ; tu te meurs de soif, soleil ! son sang t’enivrera. ô ma vengeance ! qu’il y a longtemps que tes ongles poussent ! ô dents d’Ugolin, il vous faut le crâne, le Crâne !

IV, 11

La chambre de Lorenzo.
Entrent le Duc et Lorenzo.

LE DUC. Je suis transi, – Il fait Vraiment froid. (Il ôte son épée.) Eh bien ! mignon, qu’est-ce que tu fais donc ?

LORENZ0. Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. il est bon d’avoir toujours une arme sous la main. (il entortille le baudrier de manière à empêcher l’épée de sortir du fourreau.)

LE DUC. Tu sais que je n’aime pas les bavardes, et il m’est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. A propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l’évêque de Marzi ?

LORENZO. Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu’il m’écrit.

LE DUC. Va donc chercher ta tante.

LORENZO. Dans un Instant. (Il sort.)

LE DUC, seul. Faire la cour à une femme qui vous répond oui, lorsqu’on lui demande oui ou non, cela m’a toujours paru très sot et tout à fait digne d’un Français. Aujourd’hui surtout, que j’ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement .

“ Mon coeur, ou mes chères entrailles”, à l’infante d’Espagne. je veux faire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode. (il se couche. – Lorenzo rentre l’épée à la main.)

LORENZO. Dormez-vous Seigneur ? (il le frappe.)

LE DUC. C’est toi, Renzo ?

LORENZO. Seigneur, n’en doutez pas. (lI le frappe de nouveau. – Entre Scoronconcolo.)

SCORONCONCOLO. Est-Ce fait ?

LORENZO. Regarde, il m’a mordu au doigt. je garderai jusqu’à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.

SCORONCONCOLO. Ah ! mon Dieu, c’est le duc de Florence !

LORENZO, S’asseyant sur le bord de la fenêtre. Que la nuit est belle ! que l’air du ciel est pur ! Respire, respire, coeur navré de joie !

SCORONCONCOLO. Viens, maître, nous en avons trop fait. sauvons-nous.

LORENZO. Que le vent du soir est doux et embaumé ! comme les fleurs des prairies s’entrouvrent ! ô nature magnifique ! ô éternel repos !

SCORONCONCOLO. Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. venez, seigneur.

LORENZO. Ah ! Dieu de bonté ! quel moment !

SCORONCONCOLO. à part. Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants. (il veut sortir.)

LORENZO. Attends ! tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.

SCORONCONCOLO. Pourvu que les voisins n’aient rien entendu !

LORENZO. Ne te souviens-tu pas qu’ils sont habitués à notre tapage ? viens, partons. (ils sortent.)


Les Caprices de Marianne I, 4

Ciuta se retire. – Entre Marianne.

OCTAVE.—  Belle Marianne, vous dormirez tranquillement. – Le cœur de Coelio est à une autre, et ce n’est plus sous vos fenêtres qu’il donnera ses sérénades.

MARIANNE.—  Quel dommage et quel grand malheur de n’avoir pu partager un amour comme celui-là ! Voyez comme le hasard me contrarie ! Moi qui allais l’aimer.

OCTAVE.—  En vérité !

MARIANNE.—  Oui, sur mon âme, ce soir ou demain matin, dimanche au plus tard, je lui appartenais. Qui pourrait ne pas réussir avec un ambassadeur tel que vous ? Il faut croire que sa passion pour moi était quelque chose comme du chinois ou de l’arabe, puisqu’il lui fallait un interprète, et qu’elle ne pouvait s’expliquer toute seule.

OCTAVE.—  Raillez, raillez, nous ne vous craignons plus.

MARIANNE.—  Ou peut-être que cet amour n’était encore qu’un pauvre enfant à la mamelle, et vous, comme une sage nourrice, en le menant à la lisière, vous l’aurez laissé tomber la tête la première en le promenant par la ville.

OCTAVE.—  La sage nourrice s’est contentée de lui faire boire d’un certain lait que la vôtre vous a versé sans doute, et généreusement ; vous en avez encore sur les lèvres une goutte qui se mêle à toutes vos paroles.

MARIANNE.—  Comment s’appelle ce lait merveilleux ?

OCTAVE.—  L’indifférence. Vous ne pouvez aimer ni haïr, et vous êtes comme les roses du Bengale, Marianne, sans épines et sans parfum.

MARIANNE.—  Bien dit. Aviez-vous préparé d’avance cette comparaison ? Si vous ne brûlez pas le brouillon de vos harangues, donnez-le-moi, de grâce, que je les apprenne à ma perruche.

OCTAVE.—  Qu’y trouvez-vous qui puisse vous blesser ? Une fleur sans parfum n’en est pas moins belle ; bien au contraire, ce sont les plus belles que Dieu a faites ainsi ; et le jour où, comme une Galatée d’une nouvelle espèce, vous deviendrez de marbre au fond de quelque église, ce sera une charmante statue que vous ferez et qui ne laissera pas que de trouver quelque niche respectable dans un confessionnal.

MARIANNE.—  Mon cher cousin, est-ce que vous ne plaignez pas le sort des femmes ? Voyez un peu ce qui m’arrive : il est décrété par le sort que Coelio m’aime, ou qu’il croit m’aimer, lequel Coelio le dit à ses amis, lesquels amis décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai sa maîtresse. La jeunesse napolitaine daigne m’envoyer en votre personne un digne représentant chargé de me faire savoir que j’ai à aimer ledit seigneur Coelio d’ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vous en prie. Si je me rends, que dira-t-on de moi ? N’est-ce pas une femme bien abjecte que celle qui obéit à point nommé, à l’heure convenue, à une pareille proposition ? Ne va-t-on pas la déchirer à belles dents, la montrer au doigt et faire de son nom le refrain d’une chanson à boire ? Si elle refuse, au contraire, est-il un monstre qui lui soit comparable ? Est-il une statue plus froide qu’elle, et l’homme qui lui parle, qui ose l’arrêter en place publique son livre de messe à la main, n’a-t-il pas le droit de lui dire : vous êtes une rose du Bengale sans épines et sans parfum ?

OCTAVE.—  Cousine, cousine, ne vous fâchez pas.

MARIANNE.—  N’est-ce pas une chose bien ridicule que l’honnêteté et la foi jurée ? Que l’éducation d’une fille, la fierté d’un cœur qui s’est figuré qu’il vaut quelque chose, et qu’avant de jeter au vent la poussière de sa fleur chérie, il faut que le calice en soit baigné de larmes, épanoui par quelques rayons de soleil, entre ouvert par une main délicate ? Tout cela n’est-il pas un rêve, une bulle de savon qui, au premier soupir d’un cavalier à la mode, doit s’évaporer dans les airs ?

OCTAVE.—  Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Coelio.

MARIANNE.—  Qu’est-ce après tout qu’une femme ? L’occupation d’un moment, une coupe fragile qui renferme une goutte de rosée, qu’on porte à ses lèvres et qu’on jette par-dessus son épaule. Une femme ! C’est une partie de plaisir ! Ne pourrait-on pas dire, quand on en rencontre une : voilà une belle nuit qui passe ? Et ne serait-ce pas un grand écolier en de telles matières que celui qui baisserait les yeux devant elle, qui se dirait tout bas : “ Voilà peut-être le bonheur d’une vie entière ”, et qui la laisserait passer ?

Elle sort.

Voici le dénouement de la pièce.

II, 6,. Un cimetière.

OCTAVE etMARIANNE, auprès d’un tombeau.

OCTAVE.—  Moi seul au monde je l’ai connu. Cette urne d’albâtre, couverte de ce long voile de deuil, est sa parfaite image. C’est ainsi qu’une douce mélancolie voilait les perfections de cette âme tendre et délicate. Pour moi seul, cette vie silencieuse n’a point été un mystère. Les longues soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis dans un désert aride ; elles ont versé sur mon cœur les seules gouttes de rosée qui n’y soient jamais tombées. Coelio était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au ciel avec lui. C’était un homme d’un autre temps ; il connaissait les plaisirs et leur préférait la solitude ; il savait combien les illusions sont trompeuses, et il préférait ses illusions à la réalité. Elle eût été heureuse la femme qui l’eût aimé.

MARIANNE.—  Ne serait-elle point heureuse, Octave, la femme qui t’aimerait ?

OCTAVE.—  Je ne sais point aimer, Coelio seul le savait. La cendre que renferme cette tombe est tout ce que j’ai aimé sur la terre, tout ce que j’aimerai. Lui seul savait verser dans une autre âme toutes les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Lui seul était capable d’un dévouement sans bornes ; lui seul eût consacré sa vie entière à la femme qu’il aimait, aussi facilement qu’il aurait bravé la mort pour elle. Je ne suis qu’un débauché sans cœur ; je n’estime point les femmes : l’amour que j’inspire est comme celui que je ressens, l’ivresse passagère d’un songe. Je ne sais pas les secrets qu’il savait. Ma gaieté est comme le masque d’un histrion ; mon cœur est plus vieux qu’elle, mes sens blasés n’en veulent plus. Je ne suis qu’un lâche ; sa mort n’est point vengée.

MARIANNE.—  Comment aurait-elle pu l’être, à moins de risquer votre vie ? Claudio est trop vieux pour accepter un duel, et trop puissant dans cette ville pour rien craindre de vous.

OCTAVE.—  Coelio m’aurait vengé Si j’étais mort pour lui comme il est mort pour moi. Ce tombeau m’appartient ; c’est moi qu’ils ont étendu sous cette froide pierre ; c’est pour moi qu’ils avaient aiguisé leurs épées ; c’est moi qu’ils ont tué. Adieu la gaieté de ma jeunesse, l’insouciante folie, la vie libre et joyeuse au pied du Vésuve ! Adieu les bruyants repas, les causeries du soir, les sérénades sous les balcons dorés ! Adieu Naples et ses femmes, les mascarades à la lueur des torches, les longs soupers à l’ombre des forêts ! Adieu l’amour et l’amitié ! Ma place est vide sur la terre.

MARIANNE.—  Mais non pas dans mon cœur, Octave. Pourquoi dis-tu : Adieu l’amour ?

OCTAVE.—  Je ne vous aime pas, Marianne ; c’était Coelio qui vous aimait !

La poésie romantique française

Télécharger ce document au format DOCX.
Télécharger ce document au format PDF.


Alphonse de Lamartine— Méditations poétiques – 1820

Voici le premier recueil de poésies clairement romantique. Chacun connaît Le Lac, que l’on peut s’amuser à lire comme une « simple » réécriture de la lettre IV, 17 de la Nouvelle Héloïse. On a en outre voulu reproduire ici un poème un peu moins connu, mais peut-être encore plus proche de l’esprit rousseauiste , et finalement pas si éloigné de la sensibilité d’un Baudelaire, celui d’Elévation par exemple. Lamartine évoluera politiquement, jusqu’à devenir en 1848 une figure de gauche; il est ici un des ces « ultras », catholiques et monarchistes, de la première génération romantique, qui prenaient Rousseau pour leur maître à penser, en oubliant qu’il a été aussi un philosophe, l’auteur du Contrat Socialpar exemple.

Le lac
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?
 
Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !
 
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
 
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
 
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos,
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :
 
« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
 
« Assez de malheureux ici-bas vous implorent ;
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
 
« Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m’échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : « Sois plus lente » ; et l’aurore
Va dissiper la nuit.

« Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »
 
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,
S’envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
 
Hé quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface
Ne nous les rendra plus ?
 
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
 
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
 
Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux !
 
Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !
 
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit et l’on respire,
Tout dise : « Ils ont aimé ! » 

Le Vallon

Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance,
N’ira plus de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d’un jour pour attendre la mort.
Voici l’étroit sentier de l’obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.
Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure
Tracent en serpentant les contours du vallon ;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.
La source de mes jours comme eux s’est écoulée ;
Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour :
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée
N’aura pas réfléchi les clartés d’un beau jour.
La fraîcheur de leurs lits, l’ombre qui les couronne,
M’enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux ;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s’assoupit au murmure des eaux.
Ah ! c’est là qu’entouré d’un rempart de verdure,
D’un horizon borné qui suffit à mes yeux,
J’aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,
À n’entendre que l’onde, à ne voir que les cieux.
J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;
Je viens chercher vivant le calme du Léthé.
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie :
L’oubli seul désormais est ma félicité.
Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
Le bruit lointain du monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné qu’affaiblit la distance,
À l’oreille incertaine apporté par le vent.
D’ici je vois la vie, à travers un nuage,
S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé ;
L’amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l’air embaumé du soir.
Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;
L’homme par ce chemin ne repasse jamais ;
Comme lui, respirons au bout de la carrière
Ce calme avant-coureur de l’éternelle paix.
Tes jours, sombres et courts comme les jours d’automne,
Déclinent comme l’ombre au penchant des coteaux ;
L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.
Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ;
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours :
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.
De lumière et d’ombrage elle t’entoure encore :
Détache ton amour des faux biens que tu perds ;
Adore ici l’écho qu’adorait Pythagore,
Prête avec lui l’oreille aux célestes concerts.
Suis le jour dans le ciel, suis l’ombre sur la terre ;
Dans les plaines de l’air vole avec l’aquilon ;
Avec les doux rayons de l’astre du mystère
Glisse à travers les bois dans l’ombre du vallon.
Dieu, pour le concevoir, a fait l’intelligence :
Sous la nature enfin découvre son auteur !
Une voix à l’esprit parle dans son silence :
Qui n’a pas entendu cette voix dans son cœur ?


Victor Hugo— Odes et Ballades– 1822

Nous prenons ici Hugo en flagrant délit de réécriture du Lac de Lamartine, lui même réécriture de celui de Rousseau. Plus intéressante peut-être est l’apparition du thème du poète prophète, en des termes qui inspireront Baudelaire.

Paysage

Lorsque j’étais enfant : « Viens, me disait la Muse,

Viens voir le beau génie assis sur mon autel !

Il n’est dans mes trésors rien que je te refuse,

Soit que l’altier clairon ou l’humble cornemuse

Attendent ton souffle immortel.

« Mais fuis d’un monde étroit l’impure turbulence ;

Là rampent les ingrats, là, règnent les méchants.

Sur un luth inspiré lorsqu’une âme s’élance,

Il faut que, l’écoutant dans un chaste silence,

L’écho lui rende tous ses chants !

« Choisis quelque désert pour y cacher ta vie.

Dans une ombre sacrée emporte ton flambeau.

Heureux qui, loin des pas d’une foule asservie,

Dérobant ses concerts aux clameurs de l’envie,

Lègue sa gloire à son tombeau !

« L’horizon de ton âme est plus haut que la terre.

Mais cherche à ta pensée un monde harmonieux,

Où tout, en l’exaltant, charme ton cœur austère,

Où des saintes clartés, que nulle ombre n’altère,

Le doux reflet suive tes yeux.

« Qu’il soit un frais vallon, ton paisible royaume,

Où, parmi l’églantier, le saule et le glaïeul,

Tu penses voir parfois, errant comme un fantôme,

Ces magiques palais qui naissent sous le chaume,

Dans les beaux contes de l’aïeul.

« Qu’une tour en ruine au flanc de la montagne

Pende, et jette son ombre aux flots d’un lac d’azur.

Le soir, qu’un feu de pâtre, au fond de la campagne,

Comme un ami dont l’œil de loin nous accompagne,

Perce le crépuscule obscur.

« Quand, guidant sur le lac deux rames vagabondes,

Le ciel, dans ce miroir, t’offrira ses tableaux,

Qu’une molle nuée, en déroulant ses ondes,

Montre à tes yeux, baissés sur les vagues profondes,

Des flots se jouant dans les flots.

« Que, visitant parfois une île solitaire

Et des bords ombragés de feuillages mouvants,

Tu puisses, savourant ton exil volontaire,

En silence épier s’il est quelque mystère

Dans le bruit des eaux et des vents.

« Qu’à ton réveil joyeux, les chants des jeunes mères

T’annoncent et l’enfance, et la vie, et le jour.

Qu’un ruisseau passe auprès de tes fleurs éphémères,

Comme entre les doux soins et les tendres chimères

Passent l’espérance et l’amour.

« Qu’il soit dans la contrée un souvenir fidèle

De quelque bon seigneur, de hauteur dépourvu,

Ami de l’indigence et toujours aimé d’elle ;

Et que chaque vieillard le citant pour modèle,

Dise : Vous ne l’avez pas vu !

« Loin du monde surtout mon culte te réclame.

Sois le prophète ardent, qui vit le ciel ouvert,

Dont l’œil, au sein des nuits, brillait comme une flamme,

Et qui, de l’esprit sain ayant rempli son âme,

Allait, parlant dans le désert ! »

Tu le disais, ô Muse ! Et la cité bruyante

Autour de moi pourtant mêle ses mille voix,

Muse ! et je ne fuis pas la sphère tournoyante

Où le sort, agitant la foule imprévoyante,

Meut tant de destins à la fois !

C’est que, pour m’amener au terme où tout aspire,

Il m’est venu du ciel un guide au front joyeux ;

Pour moi, l’air le plus pur est l’air qu’elle respire ;

Je vois tous mes bonheurs, Muse, dans son sourire,

Et tous mes rêves dans ses yeux !


Vigny,Les Destinées, 1844

Voici encore un disciple de Rousseau, plus stoïcien peut-être, pas moins inapte au jeu social, tout en prétendant à le diriger de loin, inspiré par une Eva digne de son ancêtre Julie. On remarquera encore ce que Baudelaire devra à ce poème, notamment pour Harmonie du soir.

LA MAISON DU BERGER

À ÉVA.

I

Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,

Se traîne et se débat comme un aigle blessé,

Portant comme le mien, sur son aile asservie,

Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;

S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle,

S’il ne voit plus l’amour, son étoile fidèle,

Éclairer pour lui seul l’horizon effacé ;

Si ton âme enchaînée, ainsi que l’est mon âme,

Lasse de son boulet et de son pain amer,

Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,

Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,

Et, cherchant dans les flots une route inconnue,

Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue,

La lettre sociale écrite avec le fer ;

Si ton corps frémissant des passions secrètes,

S’indigne des regards, timide et palpitant ;

S’il cherche à sa beauté de profondes retraites

Pour la mieux dérober au profane insultant ;

Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,

Si ton beau front rougit de passer dans les songes

D’un impur inconnu qui te voit et t’entend,

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;

Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin,

Du haut de nos pensers vois les cités serviles

Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.

Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,

Libres comme la mer autour des sombres îles.

Marche à travers les champs une fleur à la main.

La Nature t’attend dans un silence austère ;

L’herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,

Et le soupir d’adieu du soleil à la terre

Balance les beaux lis comme des encensoirs.

La forêt a voilé ses colonnes profondes,

La montagne se cache, et sur les pâles ondes

Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.

Le crépuscule ami s’endort dans la vallée,

Sur l’herbe d’émeraude et sur l’or du gazon,

Sous les timides joncs de la source isolée

Et sous le bois rêveur qui tremble à l’horizon,

Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,

Jette son manteau gris sur le bord des rivages,

Et des fleurs de la nuit entr’ouvre la prison.

Il est sur ma montagne une épaisse bruyère

Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,

Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,

Et garde dans la nuit le pâtre et l’étranger.

Viens y cacher l’amour et ta divine faute ;

Si l’herbe est agitée ou n’est pas assez haute,

J’y roulerai pour toi la Maison du Berger.

Elle va doucement avec ses quatre roues,

Son toit n’est pas plus haut que ton front et tes yeux ;

La couleur du corail et celle de tes joues

Teignent le char nocturne et ses muets essieux.

Le seuil est parfumé, l’alcôve est large et sombre,

Et là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l’ombre,

Pour nos cheveux unis, un lit silencieux.


Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857

Mais oui, Baudelaire doit d’abord être lu comme un romantique, lointain disciple de Rousseau, ce maître qu’il aurait renié, mais auquel il emprunte cette inaptitude à la vie sociale qui est devenue au cours du XIXème siècle le mal du siècle, et dont le dernier avatar est le spleen baudelairien. Il lui emprunte aussi le thème du refuge dans la nature, même si l’on écoute peu les petits oiseaux chez Baudelaire, et une forme de religiosité, quoique volontiers blasphématoire, ce qui n’aurait pas manqué d’horrifier Rousseau! Voici les deux poèmes auxquels il a été fait allusion ci-dessus. Baudelaire est aussi l’initiateur du symbolisme, et en définitive de toute la poésie moderne, mais il était nécessaire de conclure ce cycle en n’oubliant pas les maillons de la chaîne romantique qui unit Rousseau à Baudelaire.

Elévation

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,

Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,

Par delà le soleil, par delà les éthers,

Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,

Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,

Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde

Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins

Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse

S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes !

Harmonie du soir

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,

Du passé lumineux recueille tout vestige !

Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige……

Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !

Balzac dans le roman romantique

Télécharger ce document au format DOCX.
Télécharger ce document au format PDF.


La Peau de Chagrin

Balzac passe pour le maître du roman réaliste, à juste titre, mais il ne faut pas oublier qu’il est lui aussi un romantique, jusque dans sa version « nordique », imprégnée par ce goût du fantastique que Rousseau avait ignoré. La description de la salle de jeu, d’un réalisme sordide, est le prélude de la rencontre chez l’antiquaire, qui va conduire Raphël à un pacte faustien, bien digne d’un certain romantisme allemand, mais cela n’empêchera pas notre auteur de « plagier » délibérément Lamartine et Rousseau dans la description du Lac du Bourget.

La salle de jeu

Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un drame sanguinolent. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigents qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et prêtes à finir dans la Seine ; la passion y abonde, mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions et les payent comme ils payeraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter à bas prix de cuisants regrets pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot ? Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la différence qui distingue le mari nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale ; tant il souffrait travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal, dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène, entrez… Quelle nudité ! Les murs, couverts d’un papier gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’âme ; il ne s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est usé, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’âme réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux tissu d’Orient, et la plupart du temps il la possède sur un grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel, d’où son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir ? Singulier problème ! Toujours en opposition avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présents, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici-bas rien n’est complet que le malheur. Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis vert ; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des âmes blasées, des cœurs qui depuis long-temps avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement à un joueur : — Oui. — Non ! Cette tête méridionale respirait l’or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête. Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire, espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches. En face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient. Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps en temps regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passants leurs plates figures, en guise d’enseigne. Le tailleuret le banquiervenaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle : — Faites le jeu ! quand le jeune homme ouvrit la porte.

Le pacte

— Eh ! eh ! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri d’une crécelle. Puis il reprit ainsi : — Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou des oboles de l’ancien monde, ni une piastre du nouveau, sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.

Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.

— Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette Peau de Chagrin, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siége où il s’était assis un morceau de chagrinaccroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité : les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon.

— Vous le connaissez donc ? demanda le marchand, dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques paroles.

— Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère ? s’écria le jeune homme, piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse ? Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifiquement admise.

— Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.

Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.

— J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.

Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.

— Que voulez-vous ? demanda le vieillard.

— Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.

Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.

— L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude :

— Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu !

Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante :

لوملكتنىملكتآلكلّ

ولكنعمركملكى

واراداللههكذا

اطلبوستننالمطالبك

ولكنقسمطالبكعلىعمرك

وهىهاهنا

فبكلمرامكاستسنزلايامك

أتريدفىّ

اللهمجيبك

آمين

Ce qui voulait dire en français :

SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÈDERAS TOUT.

MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A

VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS

SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE

TES SOUHAITS SUR TA VIE.

ELLE EST LÀ. À CHAQUE

VOULOIR JE DÉCROITRAI

COMME TES JOURS.

ME VEUX-TU ?

PRENDS. DIEU

T’EXAUCERA.

SOIT !

— Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale ?

— Non, monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.

Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.

— Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ? demanda le jeune inconnu.

Le vieillard hocha de la tête et dit gravement : — Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et…

— Et vous n’avez pas même essayé ? dit le jeune homme en l’interrompant.

— Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs ? Peut-on arrêter le cours de la vie ? (…) Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ?

— Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.

— Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.

— J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette oriental, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par-delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les âmes montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou s’abaissent ; peu m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires !

Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.

— Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. Le brachmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir ? hé ! bien, votre suicide n’est que retardé.

L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria : — Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.

Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer : il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous.

Le lac du Bourget

Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes tout ébréchée où brille, à sept ou huit cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une goutte d’eau bleue comme ne l’est aucune eau dans le monde. Vu du haut de la Dent-du-Chat, ce lac est là comme une turquoise égarée. Cette jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et dans certains endroits près de cinq cents pieds de profondeur. Être là dans une barque au milieu de cette nappe par un beau ciel, n’entendre que le bruit des rames, ne voir à l’horizon que des montagnes nuageuses, admirer les neiges étincelantes de la Maurienne française, passer tour à tour des blocs de granit vêtus de velours par des fougères ou par des arbustes nains, à de riantes collines ; d’un côté le désert, de l’autre une riche nature ; un pauvre assistant au dîner d’un riche ; ces harmonies et ces discordances composent un spectacle où tout est grand, où tout est petit. L’aspect des montagnes change les conditions de l’optique et de la perspective : un sapin de cent pieds vous semble un roseau, de larges vallées vous apparaissent étroites autant que des sentiers. Ce lac est le seul où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur. On y pense et on y aime. En aucun endroit vous ne rencontreriez une plus belle entente entre l’eau, le ciel, les montagnes et la terre. Il s’y trouve des baumes pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde le secret des douleurs, il les console, les amoindrit, et jette dans l’amour je ne sais quoi de grave, de recueilli, qui rend la passion plus profonde, plus pure. Un baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout le lac des souvenirs ; il les favorise en leur donnant la teinte de ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir. Raphaël ne supportait son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, il y pouvait rester indolent, songeur, et sans désirs. Après la visite du docteur, il alla se promener et se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village de Saint-Innocent. De cette espèce de promontoire, la vue embrasse les monts de Bugey, au pied desquels coule le Rhône, et le fond du lac ; mais de là Raphaël aimait à contempler, sur la rive opposée, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne prosternés devant les montagnes comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage. Un frissonnement égal et cadencé de rames troubla le silence de ce paysage et lui prêta une voix monotone, semblable aux psalmodies des moines.

Stendhal, Le Rouge et le noir

Télécharger le document au format DOCX.
Télécharger le document au format PDF.


La première rencontre entre Julien Sorel et Mme de Rênal fait irrésistiblement penser à la première rencontre entre Rousseau et Mme de Warens, que l’on relira rapidement pour commencer :

Confessions, Livre II

Jean-Jacques, échappé de Genève, se convertit au catholicisme pour trouver un abri. Un prêtre, M. de Pontverre, l’envoie à Annecy chez Mme de Warens.

J’arrive enfin : je vois madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère ; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J’étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu’on appelle un beau garçon, j’étais bien pris dans ma petite taille, j’avais un joli pied, une jambe fine, l’air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m’est arrivé de songer à ma figure que lorsqu’il n’était plus temps d’en tirer parti. Ainsi j’avais avec la timidité de mon âge celle d’un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D’ailleurs, quoique j’eusse l’esprit assez orné, n’ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières ; et mes connaissances loin d’y suppléer, ne servaient qu’à m’intimider davantage en me faisant sentir combien j’en manquais.

Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d’orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions d’apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de madame de Warens. J’enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point madame de Warens ; on me dit qu’elle venait de sortir pour aller à l’église. C’était le jour des Rameaux de l’année 1728. Je cours pour la suivre : je la vois, je l’atteins, je lui parle… Je dois me souvenir du lieu, je l’ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d’un balustre d’or cette heureuse place ! que n’y puis-je attirer les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n’en devrait approcher qu’à genoux.

C’était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l’église des cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue ! Je m’étais figuré une vieille dévote bien rechignée ; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide coup d’œil du jeune prosélyte ; car je devins à l’instant le sien, sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d’une main tremblante, l’ouvre, jette un coup d’œil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu’elle lit tout entière, et qu’elle eût relue encore si son laquais ne l’eût avertie qu’il était temps d’entrer. Eh ! mon enfant, me dit-elle d’un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune ; c’est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta : Allez chez moi m’attendre ; dites qu’on vous donne à déjeuner ; après la messe j’irai causer avec vous.


Le Rouge et le noir

Julien, trop instruit pour rester dans sa famille d’artisans, vient de trouver un premier emploi, celui de précepteur des enfants de M. et Mme de Rênal.

V

Malgré ses belles résolutions, dès qu’il l’aperçut à vingt pas de lui, il fut saisi d’une invincible timidité. La grille de fer était ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer là-dedans.

Julien n’était pas la seule personne dont le cœur fût troublé par son arrivée dans cette maison. L’extrême timidité de Mme de Rênal était déconcertée par l’idée de cet étranger, qui, d’après ses fonctions, allait se trouver constamment entre elle et ses enfants. Elle était accoutumée à avoir ses fils couchés dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coulé quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l’appartement destiné au précepteur. Ce fut en vain qu’elle demanda à son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fût reporté dans sa chambre.

La délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez Mme de Rênal. Elle se faisait l’image la plus désagréable d’un être grossier et mal peigné, chargé de gronder ses enfants, uniquement parce qu’il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.

VI

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, madame de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de madame de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Madame de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille :

— Que voulez-vous ici, mon enfant ?

Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de madame de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu’il venait faire. Madame de Rênal avait répété sa question.

— Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.

Madame de Rênal resta interdite ; ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Madame de Rênal regardait les grosses larmes, qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille ; elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !

— Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?

Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un instant.

— Oui, madame, dit-il timidement. Mme de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à Julien :

— Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?

— Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?

— N’est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?

S’entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l’air rébarbatif. Pour l’âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.

Même atmosphère rousseauiste dans le passage qui suit, cette fois avec des références diffuses à l’ensemble de l’œuvre de Rousseau, depuis la Nouvelle Héloïse (les deux amies, le précepteur des enfants, etc.) aux Confessions (la marche en montagne, l’éloge de la solitude) et jusqu’aux Rêveries du Promeneur Solitaire (le paysage romantique)

VIII

Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, Mme de Rênal s’était liée insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait été sa compagne au Sacré-Cœur.

Mme Derville riait beaucoup de ce qu’elle appelait les idées folles de sa cousine : Seule, jamais je n’y penserais, disait-elle. Ces idées imprévues qu’on eût appelées saillies à Paris, Mme de Rênal en avait honte comme d’une sottise, quand elle était avec son mari ; mais la présence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d’abord ses pensées d’une voix timide ; quand ces dames était longtemps seules, l’esprit de Mme de Rênal s’animait, et une longue matinée solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. À ce voyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse.

Julien, de son côté, avait vécu en véritable enfant depuis son séjour à la campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rênal, il se livrait au plaisir d’exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus belles montagnes du monde.

Dès l’arrivée de Mme Derville, il sembla à Julien qu’elle était son amie ; il se hâta de lui montrer le point de vue que l’on a à l’extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers ; dans le fait il est égal, si ce n’est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d’Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l’on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênes, qui s’avancent presque jusque sur la rivière. C’est sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre, et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.

— C’est pour moi comme de la musique de Mozart, disait Mme Derville.

La jalousie de ses frères, la présence d’un père despote et rempli d’humeur, avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verrières. À Vergy, il ne trouvait point de ces souvenirs amers ; pour la première fois de sa vie, il ne voyait point d’ennemi. Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire ; bientôt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d’un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil ; le jour dans l’intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre, unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement.

Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne, lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps.

Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l’habitude de passer les soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L’obscurité y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes ; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d’une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins.

Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu’il était de son devoird’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur.

On vient de voir avec ces dernières lignes que Julien lui-même peut se laisser aller à ce que Stendhal aurait peut-être appelé un affreux cynisme. C’est que le réalisme est inséparable du romantisme chez Stendhal, et le Rouge ne cesse de dénoncer les manœuvres abjectes des notables de Verrières. M. de Rênal lui même « était d’ailleurs fort poli, excepté lorsqu’on parlait d’argent ». mais on ira chercher le réalisme stendhalien dans La Chartreuse de Parme, avec la célébrissime évocation de la bataille de Waterloo : réalisme certes dans l’évocation de ce qu’on voit vraiment d’une guerre quand on est un simple soldat, mais l’ironie et l’exaltation des sentiments ne sont jamais absents. 

Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.

« Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. » A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.

A ce moment, les généraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui était à cinq pieds en contrebas.

Le maréchal s’arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise ; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. « Nous n’avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça », ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire : « Jamais je ne serai un héros. »

Les premiers romans romantiques français

Télécharger ces documents au format DOCX.
Télécharger ces documents au format PDF.


Bernardin de St Pierre, Paul et Virginie, 1789

Voici un extrait situé au tout début de ce roman, dont on remarquera la date de publication symbolique, à la fin de l’ancien régime, à l’aube d’un nouveau temps qui sera celui du romantisme. Le type même du lieu isolé, la sensibilité des personnages, tout dénote ici l’influence de Rousseau. A quelques « menus » détails près, on pourrait être au début de La Nouvelle Héloïse

 J’aimois à me rendre dans ce lieu où l’on jouit à la fois d’une vue immense et d’une solitude profonde. Un jour que j’étois assis au pied de ces cabanes, et que j’en considérois les ruines, un homme déjà sur l’âge vint à passer aux environs. Il étoit, suivant la coutume des anciens habitants, en petite veste et en long caleçon. Il marchoit nupieds, et s’appuyoit sur un bâton de bois d’ébène. Ses cheveux étoient tout blancs, et sa physionomie noble et simple. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon salut, et m’ayant considéré un moment, il s’approcha de moi, et vint se reposer sur le tertre où j’étois assis. Excité par cette marque de confiance, je lui adressai la parole : «Mon père, lui dis-je, pourriez-vous m’apprendre à qui ont appartenu ces deux cabanes ? » Il me répondit : « Mon fils, ces masures et ce terrain inculte étoient habités, il y a environ vingt ans, par deux familles qui y avoient trouvé le bonheur. Leur histoire est touchante : mais dans cette île, située sur la route des Indes, quel Européen peut s’intéresser au sort de quelques particuliers obscurs? Qui voudroit même y vivre heureux, mais pauvre et ignoré ? Les hommes ne veulent connoître que l’histoire des grands et des rois, qui ne sert à personne. — Mon père, repris-je, il est aisé de juger à votre air et à votre discours que vous avez acquis une grande expérience. Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitants de ce désert, et croyez que l’homme même le plus dépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu. » Alors, comme quelqu’un qui cherche à se rappeler diverses circonstances, après avoir appuyé quelque temps ses mains sur son front, voici ce que ce vieillard me raconta.

Chateaubriand, Le Génie du Christianisme, 1802

Ce monument un peu oublié vient donner une vision du monde en général, et de la littérature en particulier, que l’on n’appelle pas encore romantique, mais qui fixera les idées pour la génération suivante (« ce siècle avait deux ans… », dira Hugo) . Là encore, la filiation avec Rousseau est flagrante, si l’on veut bien relire la lettre de Julie sur son mariage. Chateaubriand ne fait que pousser le raisonnement plus loin, en glissant de la morale à la littérature, tout en s’inspirant évidemment aussi de penseurs catholiques qui ne devaient pas davantage porter Rousseau dans leur coeur que Voltaire.

Tandis que l’Église triomphait encore, déjà Voltaire faisait renaître la persécution de Julien. Il eut l’art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l’incrédulité à la mode. Il enrôla tous les amours-propres dans cette ligue insensée ; la religion fut attaquée avec toutes les armes, depuis le pamphlet jusqu’à l’in-folio, depuis l’épigramme jusqu’au sophisme. Un livre religieux paraissait-il, l’auteur était à l’instant couvert de ridicule, tandis qu’on portait aux nues des ouvrages dont Voltaire était le premier à se moquer avec ses amis : il était si supérieur à ses disciples, qu’il ne pouvait s’empêcher de rire quelquefois de leur enthousiasme irréligieux. Cependant le système destructeur allait s’étendant sur la France. Il s’établissait dans ces académies de province, qui ont été autant de foyers de mauvais goût et de factions. Des femmes de la société, de graves philosophes, avaient leurs chaires d’incrédulité. Enfin, il fut reconnu que le christianisme n’était qu’un système barbare, dont la chute ne pouvait arriver trop tôt pour la liberté des hommes, le progrès des lumières, les douceurs de la vie et l’élégance des arts. Sans parler de l’abîme où ces principes nous ont plongés, les conséquences immédiates de cette haine contre l’Evangile furent un retour plus affecté que sincère vers ces dieux de Rome et de la Grèce, auxquels on attribua les miracles de l’antiquité. On ne fut point honteux de regretter ce culte, qui ne faisait du genre humain qu’un troupeau d’insensés, d’impudiques, ou de bêtes féroces. On dut nécessairement arriver de là au mépris des écrivains du siècle de Louis XIV, qui ne s’élevèrent toutefois à une si haute perfection que parce qu’ils furent religieux. Si l’on n’osa pas les heurter de front, à cause de l’autorité de leur renommée, on les attaqua d’une manière indirecte. On fit entendre qu’ils avaient été secrètement incrédules, ou que du moins ils fussent devenus de bien plus grands hommes, s’ils avaient vécu de nos jours. Chaque auteur bénit son destin de l’avoir fait naître dans le beau siècle des Diderot et des d’Alembert, dans ce siècle où les documents de la sagesse humaine étaient rangés par ordre alphabétique dans l’Encyclopédie, cette babel des sciences et de la raison.

Le précurseur du romantisme français : Rousseau

Télécharger ce document au format DOCX.
Télécharger ce document au format PDF.


Le romantisme français est d’abord un rousseauisme. Sans oublier ce qui a été dit ci-dessus à propos du Discours sur l’origine de l’inégalité, il convient donc de commencer l’étude de ce mouvement à travers une lecture balisée de la Nouvelle Heloïse, le roman épistolaire, publié en 1761, que tous les romantiques connaîtront par coeur, et dont ils ne cesseront de s’inspirer.


Nous sommes en Suisse, au bord du lac Léman. Le bourgeois Saint Preux tombe amoureux de son élève, la noble Julie d’Etanges. Dès le début cet amour est partagé, sous le regard complice de l’amie de Julie, Claire, future Mme d’Orbe. Voici le récit du premier baiser, romantique au sens le plus ordinaire du terme. Il faut savoir se livrer au plaisir de la lecture à haute voix de ce texte, avec son lyrisme totalement débridé!

Lettre I, XIV à Julie

Qu’as-tu fait, ah ! qu’as-tu fait, ma Julie ? tu voulais me récompenser, et tu m’as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux ! Cruelle ! tu les aigris. C’est du poison que j’ai cueilli sur tes lèvres ; il fermente, il embrase mon sang, il me tue, et ta pitié me fait mourir.

Ô souvenir immortel de cet instant d’illusion, de délire et d’enchantement, jamais, jamais tu ne t’effaceras de mon âme ; et tant que les charmes de Julie y seront gravés, tant que ce cœur agité me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur de ma vie !

Hélas ! je jouissais d’une apparente tranquillité ; soumis à tes volontés suprêmes, je ne murmurais plus d’un sort auquel tu daignais présider. J’avais dompté les fougueuses saillies d’une imagination téméraire ; j’avais couvert mes regards d’un voile, et mis une entrave à mon cœur ; mes désirs n’osaient plus s’échapper qu’à demi ; j’étais aussi content que je pouvais l’être. Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine ; nous nous rendons à Clarens, je t’aperçois, et mon sein palpite ; le doux son de ta voix y porte une agitation nouvelle ; je t’aborde comme transporté, et j’avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mère. On parcourt le jardin, l’on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n’ose lire devant ce redoutable témoin ; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois : le reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n’imaginait pas même un état plus doux que le mien.

En approchant du bosquet, j’aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes d’intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s’approcher de moi, et, d’un air plaisamment suppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystère, j’embrassai cette charmante amie ; et, tout aimable, toute piquante qu’elle est, je ne connus jamais mieux que les sensations ne sont rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis… la main me tremble… un doux frémissement… ta bouche de roses… la bouche de Julie… se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ! Non, le feu du ciel n’est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l’instant m’embraser. Toutes les parties de moi-même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux. Le feu s’exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes, et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté, quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t’appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu’un éclair.

A peine sais-je ce qui m’est arrivé depuis ce fatal moment. L’impression profonde que j’ai reçue ne peut plus s’effacer. Une faveur ?… c’est un tourment horrible… Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter… ils sont trop âcres, trop pénétrants ; ils percent, ils brûlent jusqu’à la moelle… ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m’a jeté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante et sévère ; mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. O Julie ! quelque sort que m’annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l’état où je suis, et je sens qu’il faut enfin que j’expire à tes pieds… ou dans tes bras.

Le père de Julie refuse l’idée même d’un mariage entre Julie et Saint Preux, et décide de la marier à un vieil ami, M. de Wolmar. Julie décide d’abord de contenter la société et la nature, en clair de se marier et de garder son amant:

Lettre III, XV, de Julie

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami ; tu leur dois trop pour les haïr ; mais souffres-en le cher et doux partage ; souffre que les droits du sang et de l’amitié ne soient pas éteints par ceux de l’amour. Ne pense point que pour te suivre j’abandonne jamais la maison paternelle. N’espère point que je me refuse aux liens que m’impose une autorité sacrée. La cruelle perte de l’un des auteurs de mes jours m’a trop appris à craindre d’affliger l’autre. Non, celle dont il attend désormais toute sa consolation ne contristera pas son âme accablée d’ennuis ; je n’aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non ; je connais mon crime et ne puis le haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien ; mais pourtant je ne suis point un monstre ; je suis faible et non dénaturée. Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j’aime. Qu’un père esclave de sa parole et jaloux d’un vain titre dispose de ma main qu’il a promise ; que l’amour seul dispose de mon cœur ; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d’une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse ; mais que tout ce qui m’est cher soit heureux et content s’il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misère et mon désespoir.

Mais le jour du mariage va tout changer: Julie est trop pure (trop protestante?) pour accepter un compromis hypocrite. Elle est désormais le prototype de l’héroïne romantique, à la fois faible et forte, mais on retiendra aussi qu’elle oppose très fermement au scepticisme religieux et au relativisme moral d’un Voltaire les pensées religieuses de Rousseau. De cela aussi la première génération romantique sera redevable;          Chateaubriand, Lamartine, Hugo, seront directement inspirés par cette vision chrétienne du monde et de l’homme.

Lettre III, XVIII

M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir, et ma douleur était à l’épreuve du temps. Je ne pouvais alléguer ni l’un ni l’autre pour éluder ma promesse ; il fallut l’accomplir. Le jour qui devait m’ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J’aurais vu les apprêts de ma sépulture avec moins d’effroi que ceux de mon mariage. Plus j’approchais du moment fatal, moins je pouvais déraciner de mon cœur mes premières affections : elles s’irritaient par mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l’instant même où j’étais prête à jurer à un autre un éternelle fidélité, mon cœur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l’on va l’immoler.

Arrivée à l’église, je sentis en entrant une sorte d’émotion que je n’avais jamais éprouvée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon âme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majesté de celui qu’on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner ; tremblante et prête à tomber en défaillance, j’eus peine à me traîner jusqu’au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie, et s’il me laissait apercevoir les objets, c’était pour en être épouvantée. Le jour sombre de l’édifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli, le cortège de tous mes parents, l’imposant aspect de mon vénéré père, tout donnait à ce qui s’allait passer un air de solennité qui m’excitait à l’attention et au respect, et qui m’eût fait frémir à la seule idée d’un parjure. Je crus voir l’organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l’Ecriture, ses chastes et sublimes devoirs si importants au bonheur, à l’ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes ; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature. L’œil éternel qui voit tout, disais-je en moi-même, lit maintenant au fond de mon cœur ; il compare ma volonté cachée à la réponse de ma bouche : le ciel et la terre sont témoins de l’engagement sacré que je prends ; ils le seront encore de ma fidélité à l’observer. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous ?

Un coup d’œil jeté par hasard sur M. et Mme d’Orbe, que je vis à côté l’un de l’autre et fixant sur moi des yeux attendris, m’émut plus puissamment encore que n’avaient fait tous les autres objets. Aimable et vertueux couple, pour moins connaître l’amour, en êtes-vous moins unis ? Le devoir et l’honnêteté vous lient : tendres amis, époux fidèles, sans brûler de ce feu dévorant qui consume l’âme, vous vous aimez d’un sentiment pur et doux qui la nourrit, que la sagesse autorise et que la raison dirige ; vous n’en êtes que plus solidement heureux. Ah ! puissé-je dans un lien pareil recouvrer la même innocence, et jouir du même bonheur ! Si je ne l’ai pas mérité comme vous, je m’en rendrai digne à votre exemple. Ces sentiments réveillèrent mon espérance et mon courage. J’envisageai le saint nœud que j’allais former comme un nouvel état qui devait purifier mon âme et la rendre à tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que j’acceptais pour époux, ma bouche et mon cœur le promirent. Je le tiendrai jusqu’à la mort.

(…)

A l’instant, pénétrée d’un vif sentiment du danger dont j’étais délivrée, et de l’état d’honneur et de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j’élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j’invoquai l’Etre dont il est le trône, et qui soutient ou détruit quand il lui plaît par nos propres forces la liberté qu’il nous donne. « Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi seul es la source. Je veux aimer l’époux que tu m’as donné. Je veux être fidèle, parce que c’est le premier devoir qui lie la famille et toute la société. Je veux être chaste, parce que c’est la première vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l’ordre de la nature que tu as établi, et aux règles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon cœur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante, qui est la tienne ; et ne permets plus que l’erreur d’un moment l’emporte sur le choix de toute ma vie. »

Après cette courte prière, la première que j’eusse faite avec un vrai zèle, je me sentis tellement affermie dans mes résolutions, il me parut si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement où je devais chercher désormais la force dont j’avais besoin pour résister à mon propre cœur, et que je ne pouvais trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle, et je déplorai le triste aveuglement qui me l’avait fait manquer si longtemps. Je n’avais jamais été tout à fait sans religion ; mais peut-être vaudrait-il mieux n’en point avoir du tout que d’en avoir une extérieure et maniérée, qui sans toucher le cœur rassure la conscience ; de se borner à des formules, et de croire exactement en Dieu à certaines heures pour n’y plus penser le reste du temps. Scrupuleusement attachée au culte public, je n’en savais rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais bien née, et me livrais à mes penchants ; j’aimais à réfléchir et me fiais à ma raison ; ne pouvant accorder l’esprit de l’Evangile avec celui du monde, ni la foi avec les œuvres, j’avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse ; j’avais des maximes pour croire et d’autres pour agir ; j’oubliais dans un lieu ce que j’avais pensé dans l’autre ; j’étais dévote à l’église et philosophe au logis. Hélas ! je n’étais rien nulle part ; mes prières n’étaient que des mots, mes raisonnements des sophismes, et je suivais pour toute lumière la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me perdre.

(…)

Cherchez-vous un exemple sensible des vains sophismes d’une raison qui ne s’appuie que sur elle-même ? Considérons de sang-froid les discours de vos philosophes, dignes apologistes du crime, qui ne séduisirent jamais que des cœurs déjà corrompus. Ne dirait-on pas qu’en s’attaquant directement au plus saint et au plus solennel des engagements, ces dangereux raisonneurs ont résolu d’anéantir d’un seul coup la société humaine, qui n’est fondée que sur la foi des conventions ? Mais voyez, je vous prie, comme ils disculpent un adultère secret. C’est, disent-ils, qu’il n’en résulte aucun mal, pas même pour l’époux qui l’ignore : comme s’ils pouvaient être sûrs qu’il l’ignorera toujours ! comme s’il suffisait, pour autoriser le parjure et l’infidélité, qu’ils ne nuisissent pas à autrui ! comme si ce n’était pas assez, pour abhorrer le crime, du mal qu’il fait à ceux qui le commettent ! Quoi donc ! ce n’est pas un mal de manquer de foi, d’anéantir autant qu’il est en soi la force du serment et des contrats les plus inviolables ? Ce n’est pas un mal de se forcer soi-même à devenir fourbe et menteur ? Ce n’est pas un mal de former des liens qui vous font désirer le mal et la mort d’autrui, la mort de celui même qu’on doit le plus aimer et avec qui l’on a juré de vivre ? Ce n’est pas un mal qu’un état dont mille autre crimes sont toujours le fruit ? Un bien qui produirait tant de maux serait par cela seul un mal lui-même.

L’un des deux penserait-il être innocent, parce qu’il est libre peut-être de son côté et ne manque de foi à personne ? Il se trompe grossièrement. Ce n’est pas seulement l’intérêt des époux, mais la cause commune de tous les hommes, que la pureté du mariage ne soit point altérée. Chaque fois que deux époux s’unissent par un nœud solennel, il intervient un engagement tacite de tout le genre humain de respecter ce lien sacré, d’honorer en eux l’union conjugale ; et c’est, ce me semble, une raison très forte contre les mariages clandestins, qui, n’offrant nul signe de cette union, exposent des cœurs innocents à brûler d’une flamme adultère. Le public est en quelque sorte garant d’une convention passée en sa présence, et l’on peut dire que l’honneur d’une femme pudique est sous la protection spéciale de tous les gens de bien. Ainsi, quiconque ose la corrompre pèche, premièrement parce qu’il la fait pécher, et qu’on partage toujours les crimes qu’on fait commettre ; il pèche encore directement lui-même, parce qu’il viole la foi publique et sacrée du mariage, sans lequel rien ne peut subsister dans l’ordre légitime des choses humaines.

Le crime est secret, disent-ils, et il n’en résulte aucun mal pour personne. Si ces philosophes croient l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, peuvent-ils appeler un crime secret celui qui a pour témoin le premier offensé et le seul vrai juge ? Etrange secret que celui qu’on dérobe à tous les yeux, hors ceux à qui l’on a le plus d’intérêt à le cacher ! Quand même ils ne reconnaîtraient pas la présence de la Divinité, comment osent-ils soutenir qu’ils ne font de mal à personne ? Comment prouvent-ils qu’il est indifférent à un père d’avoir des héritiers qui ne soient pas de son sang ; d’être chargé peut-être de plus d’enfants qu’il n’en aurait eu, et forcé de partager ses biens aux gages de son déshonneur sans sentir pour eux des entrailles de père ? Supposons ces raisonneurs matérialistes ; on n’en est que mieux fondé à leur opposer la douce voix de la nature, qui réclame au fond de tous les cœurs contre une orgueilleuse philosophie, et qu’on n’attaqua jamais par de bonnes raisons. En effet, si le corps seul produit la pensée, et que le sentiment dépende uniquement des organes, deux êtres formés d’un même sang ne doivent-ils pas avoir entre eux une plus étroite analogie, un attachement plus fort l’un pour l’autre, et se ressembler d’âme comme de visage, ce qui est une grande raison de s’aimer ?

N’est-ce donc faire aucun mal, à votre avis, que d’anéantir ou troubler par un sang étranger cette union naturelle, et d’altérer dans son principe l’affection mutuelle qui doit lier entre eux tous les membres d’une famille ? Y a-t-il au monde un honnête homme qui n’eût horreur de changer l’enfant d’un autre en nourrice, et le crime est-il moindre de le changer dans le sein de la mère ?

Les années passent. St Preux fait le tour du monde en philosophe et devient l’ami du britannique Milord Edouard. Wolmar et Julie fondent une famille, mais Julie a tout avoué à son mari: fidèle à son mari, elle n’aimera jamais que St Preux. Le philosophe Wolmar tente une expérience: St Preux va venir vivre au château, il sera le précepteur des enfants du couple, Julie et St Preux pourront s’aimer « chastement ». Voici la scène des retrouvailles, scène typique de la sensibilité de Rousseau: l’amour sait se passer du langage (et de la sexualité), dans une transparence absolue. 

Lettre IV, VI, à Milord Edouard

Plus j’approchais de la Suisse, plus je me sentais ému. L’instant où des hauteurs du Jura je découvris le lac de Genève fut un instant d’extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, où des torrents de plaisirs avaient inondé mon cœur ; l’air des Alpes si salutaire et si pur ; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l’Orient ; cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l’œil humain fut jamais frappé ; ce séjour charmant auquel je n’avais rien trouvé d’égal dans le tour du monde ; l’aspect d’un peuple heureux et libre ; la douceur de la saison, la sérénité du climat ; mille souvenirs délicieux qui réveillaient tous les sentiments que j’avais goûtés ; tout cela me jetait dans des transports que je ne puis décrire, et semblait me rendre à la fois la jouissance de ma vie entière.

(…)

En arrivant, je fis arrêter à la grille ; et, me sentant hors d’état de faire un pas, j’envoyai le postillon dire qu’un étranger demandait à parler à M. de Wolmar. Il était à la promenade avec sa femme. On les avertit, et ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l’avenue, j’attendais dans des transes mortelles d’y voir paraître quelqu’un.

A peine Julie m’eut-elle aperçu qu’elle me reconnut. A l’instant, me voir, s’écrier, courir, s’élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu’une même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir ; je me retourne, je la vois, je la sens. O milord ! ô mon ami… je ne puis parler… Adieu crainte ; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me rendent en un moment la confiance, le courage, et les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et la vie ; je pétille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés, et ce n’est qu’après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre et nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar était là ; je le savais, je le voyais, mais qu’aurais-je pu voir ? Non, quand l’univers entier se fût réuni contre moi, quand l’appareil des tourments m’eût environné, je n’aurais pas dérobé mon cœur à la moindre de ces caresses, tendres prémices d’une amitié pure et sainte que nous emporterons dans le ciel !

Cette première impétuosité suspendue, Mme de Wolmar me prit par la main, et, se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grâce d’innocence et de candeur dont je me sentis pénétré : « Quoiqu’il soit mon ancien ami, je ne vous le présente pas, je le reçois de vous, et ce n’est qu’honoré de votre amitié qu’il aura désormais la mienne. ─Si les nouveaux amis ont moins d’ardeur que les anciens, me dit-il en m’embrassant, ils seront anciens à leur tour, et ne céderont point aux autres. » Je reçus ses embrassements, mais mon cœur venait de s’épuiser, et je ne fis que les recevoir.

Wolmar a la cruauté de pousser l’expérience plus loin: il laisse les deux amants seuls pour quelques jours. Voici LA lettre qui inspirera tant de romans et de poèmes romantiques: un personnage inadapté au jeu social qui se réfugie dans la nature; un amoureux dont le désespoir n’est pas exempt de plaisirs, un être en butte à la fuite inexorable du temps, que seul le souvenir peut à la fois révéler et interrompre. Le bateau de Julie et de St Preux, (après une dangereuse tempête sur le lac Léman!) vient d’aborder sur la rive savoyarde.

Lettre XVII à milord Edouard

Après le dîner, l’eau continuant d’être forte et le bateau ayant besoin de raccommoder, je proposai un tour de promenade. Julie m’opposa le vent, le soleil, et songeait à ma lassitude. J’avais mes vues ; ainsi je répondis à tout. « Je suis, lui dis-je, accoutumé dès l’enfance aux exercices pénibles ; loin de nuire à ma santé ils l’affermissent, et mon dernier voyage m’a rendu bien plus robuste encore. A l’égard du soleil et du vent, vous avez votre chapeau de paille ; nous gagnerons des abris et des bois ; il n’est question que de monter entre quelques rochers ; et vous qui n’aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue. » Elle fit ce que je voulais, et nous partîmes pendant le dîner de nos gens.

Vous savez qu’après mon exil du Valais je revins il y a dix ans à Meillerie attendre la permission de mon retour. C’est là que je passai des jours si tristes et si délicieux, uniquement occupé d’elle, et c’est de là que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée. J’avais toujours désiré de revoir la retraite isolée qui me servit d’asile au milieu des glaces et où mon cœur se plaisait à converser en lui-même avec ce qu’il eut de plus cher au monde. L’occasion de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus agréable, et avec celle dont l’image l’habitait jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade. Je me faisais un plaisir de lui montrer d’anciens monuments d’une passion si constante et si malheureuse.

Nous y parvînmes après une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement entre les arbres et les rochers, n’avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements, je fus prêt à me trouver mal ; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivâmes. Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu’aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse, charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l’esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu’on nomme les Glacières, parce que d’énormes sommets de glaces qui s’accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche au delà du torrent ; et au-dessous de nous cette immense plaine d’eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain où nous étions étalait les charmes d’un séjour riant et champêtre ; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers, et roulaient sur la verdure en filets de cristal ; quelques arbres fruitiers sauvages penchaient leurs têtes sur les nôtres ; la terre humide et fraîche était couverte d’herbe et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l’environnaient, il semblait que ce lieu dût être l’asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature.

Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l’eus quelque temps contemplé : « Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l’aspect d’un lieu si plein de vous ? » Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers de Pétrarque ou du Tasse relatifs à la situation où j’étais en les traçant. En les revoyant moi-même après si longtemps, j’éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents dont on fut agité près d’eux. Je lui dis avec un peu de véhémence : « O Julie, éternel charme de mon cœur ! Voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde. Voici le séjour où ta chère image faisait son bonheur, et préparait celui qu’il reçut enfin de toi-même. On n’y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages ; la verdure et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n’en formait point les divisions ; ces oiseaux n’y faisaient point entendre leurs ramages ; le vorace épervier, le corbeau funèbre, et l’aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes ; d’immenses glaces pendaient à tous ces rochers ; des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres ; tout respirait ici les rigueurs de l’hiver et l’horreur des frimas ; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu supportable, et les jours entiers s’y passaient à penser à toi. Voilà la pierre où je m’asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour ; sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur ; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre ; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu’emportait un tourbillon ; là je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m’écrivis ; voilà le bord où d’un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes ; enfin ce fut ici qu’avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constamment aimée, ô toi pour qui j’étais né ! Faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j’y passais à gémir de ton absence ?… » J’allais continuer ; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s’était effrayée et m’avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir ; puis tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras : « Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d’une voix émue ; l’air de ce lieu n’est pas bon pour moi. » Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j’aurais quitté Julie elle-même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir où j’allais. A mon retour, le bateau n’étant pas encore prêt ni l’eau tranquille, nous soupâmes tristement, les yeux baissés, l’air rêveur, mangeant peu et parlant encore moins. Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s’y retracèrent pour l’affliger ; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta-fede, e si dolci memorie,

E si lungo costume !

ces foules de petits objets qui m’offraient l’image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. C’en est fait, disais-je en moi-même ; ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas ! ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! Il me semblait que j’aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j’avais moins souffert tout le temps que j’avais passé loin d’elle. Quand je gémissais dans l’éloignement, l’espoir de la revoir soulageait mon cœur ; je me flattais qu’un instant de sa présence effacerait toutes mes peines ; j’envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d’elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer, et, presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m’agitèrent par degrés jusqu’au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d’y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte, que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à la pointe du bateau.

Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s’insinua peu à peu dans mon âme, l’attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes, et cet état, comparé à celui dont je sortais, n’était pas sans quelques plaisirs. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. « Ah ! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n’ont jamais cessé de s’entendre ! ─Il est vrai, dit-elle d’une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu’ils auront parlé sur ce ton. » Nous recommençâmes alors à causer tranquillement, et au bout d’une heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés, j’aperçus à la lumière qu’elle avait les yeux rouges et fort gonflés ; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée, elle avait grand besoin de repos ; elle se retira, et je fus me coucher.

Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j’ai senti les émotions les plus vives. J’espère qu’elles seront la crise qui me rendra tout à fait à moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure m’a plus convaincu que tous les arguments de la liberté de l’homme et du mérite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentés et succombent ? Pour Julie, mes yeux le virent et mon cœur le sentit : elle soutint ce jour-là le plus grand combat qu’âme humaine ait pu soutenir ; elle vainquit pourtant. Mais qu’ai-je fait pour rester si loin d’elle ? O Edouard ! quand séduit par ta maîtresse tu sus triompher à la fois de tes désirs et des siens, n’étais-tu qu’un homme ? Sans toi j’étais perdu peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux, le souvenir de ta vertu m’a rendu la mienne.

La Nouvelle Héloïseprésente une utopie sociale, bien éloignée du libéralisme mondialisé du Mondain, bien peu révolutionnaire aussi. L’idéal de vie de Rousseau serait de transformer la vie en fête permanente,  paysanne, paternaliste et passéiste. … Voici comment se passe la vendange sur les terres de Wolmar et de Julie:

Lettre V, VII, à milord Edouard

Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité ; tout le monde est égal, et personne ne s’oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C’est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L’union même engendre les folâtres querelles ; et l’on ne s’agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs ; on passe aux vignes toute la journée : Julie y a fait une loge où l’on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d’excellents légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds ; pour les mettre à leur aise, on s’y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas, ils y sont sensibles ; et voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s’en tiennent d’autant plus volontiers dans la leur. A dîner, on amène les enfants et ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver ! O bienheureux enfants ! disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des nôtres ! Ressemblez à vos père et mères, et soyez comme eux la bénédiction du pays ! Souvent en songeant que la plupart de ces hommes ont porté les armes, et savent manier l’épée et le mousquet aussi bien que la serpette et la houe, en voyant Julie au milieu d’eux si charmante et si respectée recevoir, elle et ses enfants, leurs touchantes acclamations, je me rappelle l’illustre et vertueuse Agrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Julie ! femme incomparable ! vous exercez dans la simplicité de la vie privée le despotique empire de la sagesse et des bienfaits : vous êtes pour tout le pays un dépôt cher et sacré que chacun voudrait défendre et conserver au prix de son sang ; et vous vivez plus sûrement, plus honorablement au milieu d’un peuple entier qui vous aime, que les rois entourés de tous leurs soldats.

Le soir, on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange ; et même le dimanche, après le prêche du soir, on se rassemble avec eux et l’on danse jusqu’au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le baron qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure, et Julie qui monte avec ses enfants chez lui jusqu’à ce qu’il s’aille coucher. A cela près, depuis le moment qu’on prend le métier de vendangeur jusqu’à celui qu’on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agréables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu’ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l’esclave ; mais la douce égalité qui règne ici rétablit l’ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres, et un lien d’amitié pour tous.

Le lieu d’assemblée est une salle à l’antique avec une grande cheminée où l’on fait bon feu. La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer-blanc pour intercepter la fumée et réfléchir la lumière. Pour prévenir l’envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu’ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d’autre opulence que le choix du bon dans les choses communes, et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l’appareil des festins n’y sont pas, mais l’abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques ; chacun se lève indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion ; la liberté n’a point d’autres bornes que l’honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde, et n’empêche pas qu’on ne soit à son aise et gai. Que s’il arrive à quelqu’un de s’oublier, on ne trouble point la fête par des réprimandes ; mais il est congédié sans rémission dès le lendemain.

Je me prévaux aussi des plaisirs du pays et de la saison. Je reprends la liberté de vivre à la valaisane, et de boire assez souvent du vin pur ; mais je n’en bois point qui n’ait été versé de la main d’une des deux cousines. Elles se chargent de mesurer ma soif à mes forces, et de ménager ma raison. Qui sait mieux qu’elles comment il la faut gouverner, et l’art de me l’ôter et de me la rendre ? Si le travail de la journée, la durée et la gaieté du repas, donnent plus de force au vin versé de ces mains chéries, je laisse exhaler mes transports sans contrainte ; ils n’ont plus rien que je doive taire, rien que gêne la présence du sage Wolmar. Je ne crains point que son œil éclairé lise au fond de mon cœur, et quand un tendre souvenir y veut renaître, un regard de Claire lui donne le change, un regard de Julie m’en fait rougir.

Après le souper on veille encore une heure ou deux en teillant du chanvre ; chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en chœur toutes ensemble, ou bien alternativement à voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants ; mais ils ont je ne sais quoi d’antique et de doux qui touche à la longue. Les paroles sont simples, naïves, souvent tristes ; elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps éloignés, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le cœur, et me laisse une impression funeste qui ne s’efface qu’avec peine. Cependant je trouve à ces veillées une sorte de charme que je ne puis vous expliquer, et qui m’est pourtant fort sensible. Cette réunion des différents états, la simplicité de cette occupation, l’idée de délassement, d’accord, de tranquillité, le sentiment de paix qu’elle porte à l’âme, a quelque chose d’attendrissant qui dispose à trouver ces chansons plus intéressantes. Ce concert des voix de femmes n’est pas non plus sans douceur. Pour moi, je suis convaincu que de toutes les harmonies il n’y en a point d’aussi agréable que le chant à l’unisson, et que, s’il nous faut des accords, c’est parce que nous avons le goût dépravé. En effet, toute l’harmonie ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque ? Et qu’y pouvons-nous ajouter, sans altérer les proportions que la nature a établies dans la force relative des sons harmonieux ? En doublant les uns et non pas les autres, en ne les renforçant pas en même rapport, n’ôtons-nous pas à l’instant ces proportions ? La nature a tout fait le mieux qu’il était possible ; mais nous voulons faire mieux encore, et nous gâtons tout.

Il y a une grande émulation pour ce travail du soir aussi bien que pour celui de la journée ; et la filouterie que j’y voulais employer m’attira hier un petit affront. Comme je ne suis pas des plus adroits à teiller, et que j’ai souvent des distractions, ennuyé d’être toujours noté pour avoir fait le moins d’ouvrage, je tirais doucement avec le pied des chenevottes de mes voisins pour grossir mon tas ; mais cette impitoyable Mme d’Orbe, s’en étant aperçue, fit signe à Julie, qui, m’ayant pris sur le fait, me tança sévèrement. « Monsieur le fripon, me dit-elle tout haut, point d’injustice, même en plaisantant ; c’est ainsi qu’on s’accoutume à devenir méchant tout de bon, et qui pis est, à plaisanter encore. »Voilà comment se passe la soirée. Quand l’heure de la retraite approche, Mme de Wolmar dit : « Allons tirer le feu d’artifice. » A l’instant chacun prend son paquet de chenevottes, signe honorable de son travail ; on les porte en triomphe au milieu de la cour, on les rassemble en tas, on en fait un trophée ; on y met le feu ; mais n’a pas cet honneur qui veut ; Julie l’adjuge en présentant le flambeau à celui ou celle qui a fait ce soir-là le plus d’ouvrage ; fût-ce elle-même, elle se l’attribue sans façon. L’auguste cérémonie est accompagnée d’acclamations et de battements de mains. Les chenevottes font un feu clair et brillant qui s’élève jusqu’aux nues, un vrai feu de joie, autour duquel on saute, on rit. Ensuite on offre à boire à toute l’assemblée : chacun boit à la santé du vainqueur, et va se coucher content d’une journée passée dans le travail, la gaieté, l’innocence, et qu’on ne serait pas fâché de recommencer le lendemain, le surlendemain, et toute sa vie.